04-01-25- LA JUSTICE ENQUETE SUR LE SERVICE DES ACHATS DU MINISTERE DE L'INTERIEUR (ANTTON ROUGET- MEDIAPART)
Un général de gendarmerie a été suspendu du service qui gère les marchés d’équipements pour le ministère de l’intérieur. L’enquête porte notamment sur le rôle d’un intermédiaire qui dispose d’un réseau important au sein des forces de sécurité et a déjà été condamné pour trafic d’influence en 2011.
Antton Rouget
3 janvier 2025 à 09h50
Tel un volcan à la veille d’une éruption, la pression n’a cessé de monter ces dernières semaines à la tête de la gendarmerie nationale. À l’origine de cette agitation ? les développements d’une enquête judiciaire, conduite par le Parquet national financier (PNF), sur des soupçons de corruption, entre autres, au sein du service des achats du ministère de l’intérieur au cours de l’année 2022.
Si les investigations sont toujours en cours, un général de division, Xavier Lejeune, qui était un pilier de ce service chargé des commandes et distributions des équipements pour la gendarmerie, la police nationale ou encore la sécurité civile, a été discrètement suspendu à titre conservatoire de ses fonctions en mars 2023, comme l’a repéré le magazine spécialisé L’Essor de la Gendarmerie nationale.
Le général Lejeune, qui pilotait la sous-direction de la logistique et de l’approvisionnement (SDLA) depuis 2019, venait d’être placé en garde à vue, et son bureau du ministère perquisitionné, dans le cadre de l’enquête. Le militaire a bien tenté de faire annuler sa suspension ensuite, mais le Conseil d’État a considéré que « la gravité et la vraisemblance des faits [reprochés] et des inconvénients que présente le maintien de l’intéressé dans ses fonctions » justifiaient d’écarter le général, qui a fini par quitter le service actif le 1er septembre 2023.
Le départ de Xavier Lejeune a été d’autant plus spectaculaire, en interne, que le général a longtemps été considéré comme un « intouchable » du ministère, d’après d’anciens collègues. Dans un contexte de fortes tensions entre les trois sous-directions du service, celle dirigée par le militaire était critiquée à voix basse pour ses relations avec certaines entreprises du secteur. « Il y avait des rapports à géométrie variable avec les fournisseurs alors qu’il fallait être très précautionneux sur ces questions », confirme en des termes policés un ancien cadre du service.
Les investigations du PNF portent notamment sur l’attribution d’un marché de sérigraphie des véhicules de la gendarmerie à une entreprise francilienne, d’après nos informations. Ladite entreprise, qui avait modifié ses statuts fin 2022 pour prévoir dans son objet social la signalétique sur des véhicules professionnels, au moment où elle décrochait ce contrat très valorisant en matière d’image, est codétenue par un chef d’entreprise bien connu du secteur de la défense.
Ce chef d'entreprise, Gérard B., a en effet officié pendant plusieurs années en parallèle de ses activités privées, dans un curieux mélange des genres, comme consultant auprès de la direction générale de la gendarmerie (DGGN) pour l’aider dans sa politique d’achats. Intégré à la réserve citoyenne en 2016, dont il était colonel jusqu’en décembre 2022, le septuagénaire s’était vu délivrer, en 2018, un mandat de réflexion sur les « possibilités d’équipement des forces de la gendarmerie avec des matériels militaires déclassés ».
Un intermédiaire condamné
Pour parvenir à ce niveau de responsabilités, Gérard B. a pu s’appuyer sur un important tissu de relations au sein du ministère de l’intérieur, où il est connu pour être l’organisateur de tournois de golf pour policiers et militaires. L’homme a aussi revendiqué, après l’accession d’Emmanuel Macron à l’Élysée en 2017, des accès dans l’entourage direct de l’actuel chef de l’État.
L’intermédiaire avait pourtant été condamné définitivement en 2011 à six mois d’emprisonnement avec sursis et 50 000 euros d’amende pour trafic d’influence dans l’obtention d’un important contrat du ministère de la défense (120 millions d’euros) au profit d’une filiale du groupe Thales. D’après le témoignage du dirigeant de l’entreprise pendant l’enquête, Gérard B. avait actionné son réseau à la direction générale de l’armement (DGA), au sein de laquelle il entretenait notamment des « liens maçonniques » avec un directeur, pour aider à décrocher le contrat.
« Il était nécessaire d’avoir Monsieur B. car il nous apportait son carnet d’adresses », avait aussi confirmé devant les enquêteurs un responsable commercial de la filiale de Thales, affirmant avoir ainsi pu décrocher des rendez-vous avec la DGA mais aussi auprès des cabinets des ministres de la défense et de l’intérieur.
Ce passif judiciaire n’a pas freiné la gendarmerie nationale, bien au contraire. Du 30 avril au 3 mai 2019, Gérard B. a même été désigné pour représenter, en compagnie de Xavier Lejeune, le général Richard Lizurey, alors patron de la gendarmerie nationale lors du 14e Salon international de l’industrie de défense, à Istanbul (Turquie). Signée le 31 juillet 2018, la lettre de mission du consultant prévoyait aussi que celui-ci présente les « résultats » de son étude « au cours du second semestre 2018 ».
Or, un an plus tard, les conclusions n’avaient toujours pas été rendues. Sollicitée à ce sujet par Mediapart, la DGGN n’a pas souhaité dire ce qu’il était finalement advenu de cette mission, se retranchant derrière le « secret de l’enquête judiciaire en cours ». Également contactés, Xavier Lejeune et Gérard B. – qui a lui aussi été entendu en garde à vue, en mars 2024 – n’ont pas retourné nos demandes d’entretien.
Antton Rouget