19-08-24- DE LA RUE A LA RUE, QUE DEVIENNENT LES SANS ABRI EVACUES (CAMILLE BALZINGER- RUE 89STRASBOURG- MEDIAPART
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DE LA RUE A LA RUE QUE DEVIENNENT LES SANS ABRI EVACUES (
Cycle infernal des démantèlements, éternel questionnement : où sont envoyées les dizaines de personnes à la rue lorsque leurs camps sont démantelés ? Rue89 Strasbourg a suivi quelques-unes des 191 personnes expulsées d’un square le 1er août. Beaucoup y sont revenues.
Camille Balzinger (Rue89 Strasbourg)
19 août 2024 à 15h36
Strasbourg (Bas-Rhin).– Il aurait suffi de fermer les yeux une dizaine de jours pour ne rien remarquer. Démantelé le 1er août, le camp de sans-abri s’est déjà reformé dans le square du Krimmeri, à La Meinau. Pourtant, ce jour-là, la préfecture du Bas-Rhin se targuait d’avoir proposé aux 191 personnes des orientations « adaptées à leur situation ».
Selon l’administration, 159 personnes ont été orientées vers des « hébergements dans le Bas-Rhin », 3 demandeurs d’asile et 2 enfants vers des « hébergements dédiés », 1 personne vers un centre de rétention administrative, 1 vers l’hôpital, 18 vers le centre de préparation d’aide au retour de Bouxwiller, 2 vers l’aide sociale à l’enfance et 5 « n’ont pas souhaité être prises en charge ».
Parmi eux, Lucian. Ce Roumain de 53 ans a pris le bus et suivi les forces de l’ordre jusqu’au gymnase du Heyritz, lors du démantèlement du 1er août. Ce jour-là, il a reçu un bracelet vert parce qu’il a le droit de séjourner en France, et une feuille avec l’adresse d’un hôtel Formule 1 à Illkirch-Graffenstaden. Il a pu y rester sept jours. « Je ne sais pas ce que je suis censé faire après », dit-il, joignant à son message la photo d’un insecte capturé dans sa chambre.
Une quinzaine de tentes ont été réinstallées, mercredi 14 août, au camp de sans-abri du square du Krimmeri, à Strasbourg. © Photo : Camille Balzinger / Rue89 Strasbourg
Mercredi 14 août, Lucian est de nouveau sous une tente, au square du Krimmeri. Ses anciens camarades ? « Je ne sais pas trop, on était au moins deux hommes seuls au Formule 1, les autres ont dû aller autre part », dit-il en allant voir si Alfredo, un autre sans-abri revenu après le démantèlement, est dans sa tente.
Ce dernier a 48 ans. Demandeur d’asile originaire de la République démocratique du Congo, il a aussi eu la possibilité d’être « hébergé » une semaine à l’hôtel Formule 1. Il est arrivé en France en mars, et ses enfants ont dû retourner avec sa compagne en Espagne – elle n’a pas réussi à venir jusqu’en France. « Je n’ai pas le droit de travailler, pas le droit à un logement, donc je suis à la rue. Quand la police est venue début août, je pensais que j’allais pouvoir avoir une solution à long terme, le temps que ma demande d’asile soit étudiée. Mais à la place de ça, on m’a mis dans un hôtel où je ne suis resté que deux nuits, car les draps me grattaient et il y avait des puces de lit. »
Lucian et Alfredo semblent las. Ils appellent le 115, numéro de l’hébergement d’urgence, tous les jours, en vain. « On a dû trouver de nouvelles tentes, ça sonne comme un cycle sans fin, ces démantèlements, avec toujours des promesses qu’on aura un toit pour être toujours déçu », soupire Lucian. Le 9 septembre, il commence une formation de soudeur pour pouvoir exercer son métier en intérim. « C’est l’agence qui m’a dit qu’il fallait un diplôme particulier, même si je faisais déjà ça en Roumanie. »
D’une tente à La Meinau à une tente à La Montagne verte
Dans le quartier de La Montagne verte, une vingtaine de tentes éparses ponctuent la pelouse ombragée du parc Eugène-Imbs. À côté d’un parking, trois hommes font chauffer l’eau du café. Ali, Tchétchène de 42 ans, est en France depuis 2022. Il a passé un mois au camp du Krimmeri avant le démantèlement du 1er août et a refusé l’hébergement qui lui était proposé, hors de Strasbourg.
Soulevant le bas de son pantalon, il montre sa jambe artificielle. « Je ne peux pas aller trop loin, je n’ai plus de jambe », explique-t-il à l’aide d’une application de traduction. Déjà expulsé de France vers la Tchétchénie, il y a été emprisonné pendant treize mois et est revenu malgré tout : « Si je reste en Russie, je vais devoir aller sur le front en Ukraine. Mais je ne veux pas faire la guerre donc je préfère être ici, en Europe, même si c’est sous une tente. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Il y a la guerre partout et je ne veux pas y prendre part, j’accepte ma situation. »
Dans le parc Eugène-Imbs à La Montagne verte, les tentes apparaissent petit à petit, mercredi 14 août 2024. © Photo : Camille Balzinger / Rue89 Strasbourg
Ce père de famille, dont la femme est morte d’un cancer et dont le fils, encore mineur, est resté en Tchétchénie, avoue qu’il est compliqué de s’intégrer en France sans en parler la langue. « J’aimerais des cours, mais pour le moment il n’y en a pas pour moi », explique-t-il, document à l’appui, en montrant sa demande de titre de séjour pour raison de santé.
Dans le parc de La Montagne verte, il décrit une ambiance respectueuse entre les occupants, « des Albanais, des Géorgiens, des Français »… Muslim, un Tchétchène de 53 ans en France depuis 2015, vient aider à traduire les propos d’Ali. « Je les dépanne comme je peux, ils viennent prendre des douches à la maison, je leur apporte de la nourriture », esquisse cet employé en intérim dans la logistique.
Sous un toit
Sumaya, une adolescente afghane, a obtenu une place dans un centre d’hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile à Lampertheim, avec sa famille. Mais sa mère, Razzia, est en fauteuil roulant. Pour elle, cet hébergement dans une structure collective est loin d’être adapté. « Aller aux toilettes est impossible, son fauteuil ne passe pas et pour la douche c’est pareil, on doit l’aider à chaque fois », écrit sa fille par WhatsApp, vidéo à l’appui.
Pourtant censé être adapté aux personnes à mobilité réduites (PMR), le centre ne permet pas, selon les jeunes adultes, l’autonomie de leur mère. La famille est à la fois déçue et soulagée. « On appelle le 115 pour voir s’il y aurait une autre chambre adaptée à ma mère », explique Sumaya, qui a hâte, avec sa sœur, d’aller à l’école. La famille, originaire d’Afghanistan, n’a a priori rien à faire dans un hébergement pour demandeurs d’asile : ils sont déjà titulaires de titres de séjour pour dix ans.
Natia, son mari et ses deux enfants viennent de Géorgie et ont des titres de séjour. Après le camp du Krimmeri, ils ont été logés dans une chambre d’hôtel sans cuisine à Schiltigheim. Une solution qui les satisfait puisque cette mise à l’abri est sans date de fin. « C’est loin de l’école mais c’est mieux que la tente », écrit-elle par texto, dans un français parfait : « On attend des nouvelles pour un appartement », ajoute-t-elle.
Également présents au camp du Krimmeri début août, Abdoul, 36 ans, sa femme et ses enfants sont logés dans un appartement du quartier du Neudorf. Le père de famille est satisfait : « Nous avons deux chambres, une cuisine et des toilettes à nous. On nous a dit qu’on pouvait rester longtemps, sans préciser ce que ça signifiait exactement. C’est une bonne solution pour nous. »
Ses trois enfants pourront aller à l’école comme prévu, leur père ayant fait toutes les démarches pour les y inscrire à temps dans les sections appropriées.
Hospitalisation et séparation
Dans son bilan de l’évacuation, la préfecture explique avoir fait prendre en charge deux mineures par l’aide sociale à l’enfance (ASE) et une personne par l’hôpital. Ces trois femmes sont en réalité de la même famille tchétchène. Elles ont vécu un moment de panique après le démantèlement. La mère a fait un malaise et a été emmenée en urgence à l’hôpital. Ses deux filles, Aïcha, 14 ans et Fatima, 17 ans, ont passé la nuit dans un foyer de l’ASE. Toutes trois avaient au poignet des bracelets rouges, signifiant qu’elles n’avaient pas de titres de séjour.
Elles ont été orientées vers le centre de préparation d’aide au retour de Bouxwiller, après avoir passé les nuits des 3 et 4 août à la rue, car la structure n’accepte pas de nouvelles arrivées le week-end, selon l’association Les petites roues.
Si elles sont rassemblées pour le moment, l’épisode reste traumatisant, comme le raconte Aïcha : « On ne savait pas où était Maman, mais maintenant c’est bon, on est ensemble. » Quant à sa grande sœur, scolarisée dans un lycée professionnel, elle aimerait se concentrer sur des lettres de motivation à envoyer pour intégrer une entreprise en alternance mais elle cherche surtout à stabiliser la situation de la famille.
Autre épisode dramatique du 1er août, la séparation d’un couple d’origine géorgienne. Maka, 49 ans, a été embarquée vers un poste de la police aux frontières puis au centre de rétention administratif (CRA) de Metz (Moselle), celui de Geispolsheim étant réservé aux hommes. Son mari, Daviti, 60 ans, est atteint de tuberculose et a besoin de sa femme pour l’aider dans les tâches quotidiennes et le soigner. Leur séparation, racontée dans les Dernières nouvelles d’Alsace, a été traumatisante.
Dans une ordonnance du 6 août, soit cinq jours après le démantèlement, une juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Metz a refusé la demande de la préfecture de prolonger de vingt-six jours le séjour de Maka au CRA de Metz. « Faute de précision sur la base légale exacte des opérations et du contrôle d’identité, celui-ci ne peut être considéré que comme irrégulier », écrit la juge. Précisant que le placement en rétention administrative avait été effectué « dans le cadre d’une opération de mise à l’abri […] initiée par la préfecture du Bas-Rhin ».
Dix-huit autres personnes envoyées au centre de préparation au retour seraient, selon les associations, toutes reparties pour s’installer dans différents campements à Strasbourg. Mercredi 14 août au matin, les familles n’étaient pas dans leur tente à La Montagne verte – beaucoup passent leurs journées dans des accueils de jour, en périodes de vacances scolaires, pour fuir la chaleur.
Camille Balzinger (Rue89 Strasbourg)
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