27-03-24-BOLLORE ET LE "JDD", COMMENT EN EST-ON ARRIVE LA ! (LAURENT MAUDUIT- MEDIAPART)
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Bolloré et le « JDD » : comment a-t-on pu en arriver là ?
La promotion par Vincent Bolloré de figures de l’extrême droite à la tête des médias qu’il contrôle constitue une accélération majeure du naufrage de la presse française. Mille et une lâchetés, abandons ou complicités accumulées pendant des années permettent aujourd’hui au milliardaire breton d’agir à sa guise.
Laurent Mauduit
23 juillet 2023 à 17h51
L’irruptionL’irruption de Vincent Bolloré dans l’univers des grands médias français constitue à n’en pas douter un tournant majeur dans l’histoire de la presse française. L’opération de prédation conduite depuis quelques années par une poignée de milliardaires sur les grands moyens d’information a changé de nature.
Car si la normalisation économique de la presse, conduite par ces puissances d’argent, s’est souvent prolongée par une normalisation éditoriale, avec un cortège de pressions, de censures ou de manipulations diverses, aucun de ces milliardaires n’avait osé faire ce que Bolloré entreprend aujourd’hui : transformer ses médias en officines de la droite extrême ou de l’extrême droite, et porter à leur tête des figures provenant de ces cercles ultraréactionnaires.
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© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart
La longue grève qui paralyse Le Journal du dimanche (JDD), déclenchée le 22 juin par la rédaction lorsque celle-ci a appris que Vincent Bolloré voulait installer comme directeur Geoffroy Lejeune, jusque-là patron de Valeurs actuelles, invite à se pencher sur une question majeure : comment en est-on arrivés là ? Quelles sont les mille et une lâchetés, abandons ou complicités qui expliquent que la France des médias soit tombée si bas ? Comment le droit de savoir des citoyens et citoyennes, pourtant l’un des rouages majeurs de la démocratie, a-t-il pu ainsi être mis en danger ?
1. Avec Bolloré, un tournant historique
Convenons d’abord que l’irruption de Bolloré dans le paysage des médias constitue bel et bien un tournant dans l’histoire de la presse française. Ce que nous avions connu depuis près de 15 ans, c’était une opération de prédation que l’on pourrait qualifier de classique. Une petite dizaine de milliardaires ont progressivement mis la main sur la quasi-totalité des grands médias français : Bernard Arnault sur Les Échos puis Le Parisien ; Xavier Niel et ses associés sur le groupe Le Monde, puis sur L’Obs, Nice-Matin ou encore les journaux de France-Antilles ; Patrick Drahi sur Libération (aujourd’hui revendu), BFM Business, BFMTV ou encore RMC ; la famille Dassault sur Le Figaro ; Rodolphe Saadé sur La Provence ; Daniel Kretinsky sur Marianne, etc.
Et de cette normalisation économique a découlé une normalisation éditoriale. On en connaît la liste interminable, du licenciement d’Aude Lancelin de L’Obs en 2016 jusqu’au récent et brutal changement de direction aux Échos, en passant par les censures au Parisien : en 2016, ses journalistes n’ont pas pu parler de Merci Patron !, le film de François Ruffin ridiculisant LVMH, propriétaire du journal depuis 2015 ; en octobre 2022, une interview du patron de la CGT Philippe Martinez n’est pas parue ; et la rédaction a encore fait état récemment de pressions éditoriales… Et puis, surtout, cet écosystème mortifère dominé par les puissances d’argent a généré des systèmes d’autocensure parfois généralisée.
Dans ce système de presse d’influence ou de presse de connivence, les logiques d’information ont donc été fortement abîmées, car chacun de ces milliardaires a poursuivi des intérêts qui lui étaient propres, souvent pour plaire au pouvoir politique.
Comme nous l’avions rappelé ici, en rachetant Libération en 2014, Patrick Drahi a répondu aux souhaits du président François Hollande et de son ami Laurent Joffrin qui cherchaient un moyen de recapitaliser le quotidien et de s’assurer qu’il vienne en appui de Hollande dans l’hypothèse d’une nouvelle campagne présidentielle. La famille Dassault, elle, ménage régulièrement le pouvoir en place dans Le Figaro, comme ici en 2014, afin de s’assurer de continuer à s’attacher les services du chef de l’État en VRP de luxe pour vendre ses Rafale.
Mais aucun de ces milliardaires n’avait mis ouvertement les médias dont il avait pris le contrôle au service de thématiques xénophobes ou islamophobes. C’est ce pas-là qu’a franchi Vincent Bolloré : en transformant hier i-Télé en CNews, puis en installant Éric Zemmour comme chroniqueur de la chaîne, et enfin en mettant cette dernière au service de la campagne pour la présidentielle de cette même figure de l’extrême droite ; en plaçant aujourd’hui Geoffroy Lejeune, soutien d’Éric Zemmour, à la tête du JDD.
L’irruption de Bolloré dans le paysage médiatique est adossée à un projet de nature politique qui vise à saper les valeurs républicaines. Elle renvoie à une époque trouble, celle de l’entre-deux-guerres, qui avait vu certains grands médias tomber dans l’escarcelle de l’extrême droite. L’exemple le plus célèbre est évidemment celui du Figaro, racheté en 1922 par François Coty (1874-1934), un homme d’affaires qui a fait fortune dans l’industrie du parfum. Violemment anticommuniste, tout aussi violemment antisémite, François Coty (de son vrai nom, Joseph Marie François Spoturno) enrôle alors le journal qu’il vient d’acheter dans ses campagnes politiques.
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La première page du « Figaro », le 3 avril 1933. © Gallica
Admirateur forcené de Benito Mussolini (1883-1945), qui vient de prendre le pouvoir en Italie, François Coty inonde aussi d’argent l’Action française mais finit par se fâcher avec le mouvement monarchiste. « Faveur éphémère de la fortune, il se trouva qu’un ploutocrate se toqua de nous. C’était le fameux parfumeur Coty, devenu propriétaire du Figaro », racontera Charles Maurras (1868-1952) en 1943 dans La Contre-Révolution spontanée. Le chef de file de l’Action française, Léon Daudet (1867-1942), sera tout aussi ingrat avec celui qui lui a apporté tant d’argent, le traitant de « crétin juché sur un monceau d’or ».
Il faut donc regarder les choses en face – ce que beaucoup de politiques se refusent à faire : le François Coty d’aujourd’hui s’appelle Vincent Bolloré.
C’était précisément avec cette histoire sombre que le Conseil national de la résistance (CNR) avait voulu rompre, en fixant en 1944 dans son programme cette belle ambition, pour tourner la page honteuse de la presse collabo, mais sans doute plus encore, la page tout aussi honteuse de la presse affairiste de l’entre-deux-guerres : « Rétablir la liberté de la presse, son honneur et son indépendance vis-à-vis des puissances financières ».
C’est donc un terrible retour en arrière que connaît aujourd’hui la presse.
2. Les ravages de la privatisation de l’audiovisuel
Si Vincent Bolloré a pu instrumentaliser ses médias pour en faire les chambres d’écho de l’extrême droite, c’est d’abord pour une raison qui renvoie à une histoire longue, à laquelle la droite comme les socialistes ont apporté leur pierre : celle de la privatisation de l’audiovisuel français et de son onde de choc sur le secteur public.
Il faut avoir à l’esprit qu’au regard de la loi du 30 septembre 1986 sur l’audiovisuel, baptisée « loi Léotard », dont les principales dispositions sont toujours en vigueur, les chaînes dont les milliardaires sont les opérateurs ne leur sont concédées qu’à titre temporaire. Elles ne leur appartiennent pas. La concession ne constitue qu’un « mode d’occupation privatif du domaine public de l’État », indique l’article 22.
Or, sans que nul ne s’en offusque, les concessions se sont transformées en appropriation. Le début de cette histoire consternante, c’est la privatisation de TF1, en 1987, qui va tirer vers le bas tout le secteur audiovisuel français. En droit, le groupe Bouygues n’achète en effet à l’époque, pour 3 milliards de francs, qu’une concession lui permettant d’être l’opérateur de TF1 pour dix ans. Trente-cinq ans plus tard, par d’innombrables manigances peu connues, sans jamais qu’un nouvel appel d’offres n’ait été lancé, il est toujours aux commandes de la chaîne, sans avoir jamais déboursé un centime de plus.
Et ce n’est pas la seule disposition de l’appel d’offres qui a été violée. Celui-ci prévoyait aussi la possibilité pour la puissance publique d’annuler la concession, au nom du « mieux-disant culturel ». Or, on sait qu’il s’est agi d’une farce, et les pouvoirs publics, de gauche comme de droite, ont laissé faire.
Le pouvoir, qu’il soit socialiste ou de droite – ou le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), à ses ordres –, avait, avec cette clause du « mieux-disant culturel », le moyen de mettre TF1 au pied du mur : soit la chaîne respecte ses engagements, soit elle s’expose au retrait de sa fréquence. Cette menace ultime n’est jamais brandie et le groupe Bouygues est devenu le véritable propriétaire de la fréquence de TF1, alors que c’était un bien public supposé être inaliénable.
C’est donc cette démission de la puissance publique qui est à l’origine de ce que CNews est devenue : puisque l’État a laissé faire les milliardaires, et leur a fait cadeau des fréquences, même si ce sont des biens publics, pourquoi Vincent Bolloré n’en aurait-il pas profité comme bon lui semble ?
3. La spéculation gagnante de Bolloré sur les fréquences
Non seulement quelques milliardaires se sont approprié des chaînes dont ils ne devaient être que les exploitants à titre provisoire, mais observant l’inertie, sinon la complicité, de l’État, ils se sont mis à spéculer sur les fréquences publiques, revendant, plus-values à la clef, des fréquences qu’ils avaient obtenues de l’État à titre gracieux.
Attribuée gratuitement par le CSA, la chaîne numéro 23 est ainsi revendue en 2015 par l’homme d’affaires Pascal Houzelot 88,5 millions d’euros à NextRadioTV, qui elle-même a par la suite été croquée par Patrick Drahi. Mais Pascal Houzelot, qui a mis ses réseaux au service d’Emmanuel Macron lors de la présidentielle de 2017, et qui siège au conseil de surveillance du Monde, a eu des précurseurs : de richissimes hommes d’affaires français ont pu agrandir leur fortune par le même type d’opération.
Une seule suffit à résumer la folie du système français : celle qui a permis à Vincent Bolloré d’engranger une plus-value exorbitante en spéculant sur la TNT, grâce à laquelle il a pu monter au capital du groupe Vivendi et, par ricochet, devenir le véritable patron de sa filiale, le groupe Canal+.
Quand, à la fin de l’été 2011, Vincent Bolloré cède le contrôle de 60 % des deux chaînes de la TNT qu’il contrôle, Direct Star et Direct 8, il réalise une affaire en or. Direct Star, c’est l’ex-Virgin 17, qu’il a rachetée au groupe Lagardère 70 millions d’euros et qu’il rétrocède à Canal pour près de 130 millions d’euros. Et Direct 8, il l’a obtenue gracieusement, au terme d’une autorisation que le CSA lui a accordée le 23 octobre 2002.
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Vincent Bolloré à Paris, en 2015. © Photo Eric Piermont / AFP
Dans le « deal » que Vincent Bolloré fait avec le groupe Vivendi, les deux chaînes sont valorisées 465 millions d’euros, alors que l’industriel breton n’y a investi guère plus de 200 millions. Grâce à l’État, il fait par conséquent une culbute financière exceptionnelle… d’autant plus importante que Vincent Bolloré est payé en titres Vivendi, à un cours exceptionnellement bas, de 17 euros, du fait de la crise financière, à l’époque encore très violente.
Vincent Bolloré a ainsi fait une culbute presque 50 % au-dessus de ce que l’on pensait à l’époque où il a vendu les deux chaînes de la TNT. Et, dans la foulée, il est devenu l’homme fort du groupe Vivendi (il en devient le président du conseil de surveillance en juin 2014), et par là même aussi, l’homme fort de sa filiale, le groupe Canal+, et de sa sous-filiale i-Télé, bientôt transformée en CNews.
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