17-06-23- OUI, LA JUSTICE BELGE EST RACISTE (SELMA BEN KHELIFA-INVESTIG'ACTION - MICHEL COLLON)
- 16 Juin 2023
En Belgique, année après année, les violences policières s’enchaînent et se ressemblent. Idem pour l’origine ethnique des victimes décédées comme pour l’impunité judiciaire des policiers meurtriers. Un tabou institutionnel qui s’oppose aux désaffections et colères citoyennes croissantes contre « la justice de classe et de race ». Entretien avec l’avocate Selma Ben Khelifa, en pointe sur ces questions brûlantes depuis plus de vingt ans.
Investig’Action : Isaac Tshitenda est la cinquième personne à mourir de façon suspecte dans un commissariat belge1 entre 2021 et 2023. Cinq morts afro-descendants2 en moins de trois ans : que se passe-t-il dans ces commissariats ?
Selma Ben Khelifa : Cinq morts dans les commissariats et deux personnes tuées par balles hors des commissariats… Il y a eu ce patient psychiatrique de l’hôpital Fond Roy qui a été abattu au motif qu’il semblait « incontrôlable » 3. C’était un homme noir interné pour troubles psychiatriques. Là encore, le Parquet et la presse – qui ne fait plus son travail mais se fait le relais de la voix du Parquet – ont affirmé que ce patient avait une arme blanche à la main face aux policiers. Ce qui s’est révélé faux4… Ensuite, sur le fait qu’il aurait eu un comportement « anormal », désolée, mais un patient placé en hôpital psychiatrique, c’est assez évident que celui-ci peut présenter un comportement déviant ,et c’est d’ailleurs pourquoi il est à l’hôpital… Pourtant, cet homme a été abattu de deux balles par un policier… Il n’y a pas plus vulnérable dans notre société qu’un patient atteint de troubles psychiatriques : il y avait donc une nécessité d’assurer sa protection. Si un policier peut paniquer face un braqueur armé et se mettre a tirer, ce qui n’est pas permis mais on peut comprendre la volonté du policier de se protéger. Mais au sein d’un hôpital psychiatrique ?! Ensuite à Seneffe, c’est une autre personne qui a été abattue au seul motif qu’elle se serait enfuie… Pourtant, s’enfuir ne constitue pas une menace qui justifie de sortir son arme et tirer. Tout cela est particulièrement inquiétant.
Pour les quatre jeunes hommes et une quadragénaire décédés dans les commissariats, dans chaque cas, la version policière apparaît fort peu crédible…
SBK : Dans ces cinq cas, il y a l’obligation accrue de l’État de veiller à la bonne santé d’une personne dès que celle-ci est privée de liberté. Lorsque vous rentrez dans un commissariat, vous êtes censé en ressortir dans le même état. Si vous y entrer sans blessures et que vous en sortez blessé, il y a une présomption à charge des policiers concernés. A partir du moment où vous êtes détenu, ce sont les policiers qui doivent garantir que vous recouvrerez la liberté en bonne santé. J’ajoute que si une personne, qui doit être mise en détention, présente des indications de malaise, les policiers ont pour obligation de la présenter à un médecin, avant toute détention, pour s’assurer qu’elle sera en capacité physique de supporter l’enfermement. Dans le jargon policier, on appelle cela le « vu et soigné». Or, dans le cas de Sourour Abouda 5, dont je défends la famille, ce « vu et soigné » n’a pas été réalisé ! Sourour a été arrêtée et privée de liberté parce que, dans la rue, la nuit, elle semblait « agitée » et « tenir des propos incohérents ». Or, cela montrait surtout qu’il y avait un problème d’ordre médical et que la première des choses à faire était de la conduire devant un médecin. Cela n’a pas été fait ! Si quelqu’un a trop bu, abusé de médicaments ou qu’il y a un problème psychologique, l’endroit correct où être emmené par la police, c’est l’hôpital et pas le commissariat.
Pourquoi les enquêtes judiciaires sur ces morts suspectes, dans les commissariats et ailleurs, sont-elles interminables (en moyenne 5 à 6 ans) ? Certains estiment que ces «enquêtes» sont essentiellement menées dans le but de mieux protéger les auteurs policiers de toute véritable sanction…
SBK: Je crois qu’il y a une forme d’impunité et l’excuse selon laquelle les tribunaux sont surchargés ne suffit pas. Bien sûr, il y a un problème de sous-financement de la justice qui aboutit à ce que chaque dossier prenne des plombes. Néanmoins, prenons l’exemple de « l ‘affaire Adil Charrot ». Le 10 avril 2020, lors d’une course-poursuite à Anderlecht, durant le couvre-feu (lié aux restrictions Covid), Adil, 19 ans, est mort, renversé par une voiture de police. Le lendemain éclatent des émeutes… Il y a un mois, le 15 mai, tous les émeutiers sont passés devant le Tribunal correctionnel. Pourtant, il a fallu une enquête approfondie pour identifier ces jeunes, cagoulés et aux visages dissimulés par des écharpes. Cela a nécessité différentes recherches pointues, des heures de visionnage des images de caméras de surveillance, etc. Tandis que pour le policier qui a renversé Adil et provoqué sa mort, le dossier est toujours au niveau de l’instruction : l’enquête n’est même pas clôturée ! D’un côté, il faut trois ans pour inculper et renvoyer des jeunes émeutiers devant un tribunal ; de l’autre côté, pour un policier auteur d’un meurtre et immédiatement identifié, cela traîne. Pour les mêmes faits, il y a deux enquêtes qui sont menées mais l’une a été beaucoup plus vite que l’autre. Celle qui est toujours en cours porte sur une mort d’homme et présente beaucoup moins de complexité que la première enquête, aujourd’hui terminée… Il y a, incontestablement, une volonté d’aller vite dans la répression de jeunes émeutiers (qui n’ont tué personne) et de laisser les choses couler dans l’examen d’une violence policière.
Ce qui participe à renforcer l’impunité…
SBK : Oui et le coup de théâtre dans ce dossier, c’est que des collègues du policier qui a renversé Adil l’ont dénoncé comme une personne super-raciste qui allait jusqu’à se vanter auprès d’eux de l’avoir tué… Ce type est resté policier après les faits et on ignore combien de jeunes, il a contrôlé, arrêté ou maltraité depuis ? Pour tenir des propos pareils devant ses collègues, ce gars devait ressentir un sentiment d’impunité totale.
N'hésitez pas à lire l'article intégral de Selma, elle-même victime de cette justice déboussolée sur l'excellent site de Michel Collon