01-05-23-DEMOPHOBIE EN FRANCE (MARC CREPON - MEDIAPART)
https://www.mediapart.fr/journal/france/010523/nous-vivons-une-veritable-allergie-au-peuple-une-demophobie
« Nous vivons une véritable allergie au peuple : une démophobie »
Pour le philosophe Marc Crépon, la France connaît une régression démocratique irréfragable sous le joug d’Emmanuel Macron. Au point que le prétendu pays des droits de l’homme accoste des rivages autoritaires, sinon dictatoriaux. Entretien radical et judicieux.
Antoine Perraud
1 mai 2023 à 10h38
MarcMarc Crépon, 61 ans, enseigne la philosophie – dont il a longtemps dirigé le département – à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, qu’il n’a guère quittée depuis qu’il l’intégra, en 1984.
Il fut marqué par un séjour en Moldavie soviétique, entre 1987 et 1989, au titre de la coopération : il dispensait alors des cours à l’université d’État de Kichinev. Son Journal tenu à l’époque vient d’être publié aux éditions Verdier. C’est un témoignage passionnant et poignant sur une société cadenassée dans une République socialiste répressive – toujours et encore sous Gorbatchev.
On y décèle l’écartèlement de citoyens niés en tant que tels, à l’exemple des étudiants : « Ils se gênent d’une conversation qui leur ferait reconnaître des vérités qu’ils osent à peine s’avouer à eux-mêmes, sont avides d’informations sur la France tout en souffrant de découvrir ce qu’ils n’ont pas le droit de confesser à haute voix : que la liberté de pensée et de mouvement leur manque. »
Cette souffrance politique, constatée au-delà du rideau de fer, Marc Crépon en ferait un objet de réflexion, travaillant sur la domination, la violence, L’Épreuve de la haine (Odile Jacob, 2016), l’éviction de la vie de la cité, la spoliation des droits démocratiques.
Marc Crépon a également publié, avec Bernard Stiegler, un livre en forme de socle, De la démocratie participative. Fondements et limites (Mille et une nuits, 2007).
En 2012 paraissait Élections. De la démophobie (Hermann), qui analysait la dépréciation et le rejet de la voix du peuple.
En 2022, Le Désir de résister (Odile Jacob) est venu synthétiser les principes et les inquiétudes du philosophe, qui s’évertue à considérer qu’il importe de ne jamais céder à « la mélancolie de l’histoire », ce sentiment d’impuissance qui finit, quand le ciel politique bas et lourd pèse comme un couvercle, par nous déposséder du désir même d’être les acteurs de nos propres existences.
Alors que la société française, sous la féroce férule d’Emmanuel Macron, paraît s’approcher des sociétés de surveillance et semble parfois toucher à l’asphyxie démocratique, nous avons voulu interroger ce penseur des affres civiques contemporaines. Et nous avons été heureusement surpris par la radicalité judicieuse de son propos…
Mediapart : Comment expliquez-vous la régression démocratique ressentie en France à l’heure actuelle ?
Marc Crépon : Si les institutions de la Ve République favorisent une pratique extrêmement verticale du pouvoir, de la part d’un chef de l’État aux empiètements exorbitants, Emmanuel Macron en abuse.
Jamais nous n’avions vécu une présidence aussi arrogante, autoritaire, rétive à toute discussion ou forme collégiale – au point de mépriser les corps intermédiaires jusqu’à vouloir les effacer.
Charles de Gaulle ne badinait pourtant pas avec la verticalité…
Certes, mais ce qui compte, c’est d’abord la façon dont cette verticalité est perçue. Aujourd’hui, elle s’avère peu conforme aux attentes de gouvernance qui sont celles de notre temps.
Nous n’avons plus le même rapport à l’autorité qu’à l’époque de Charles de Gaulle ou même de François Mitterrand – songez à cette vieille lune que constitue la crise de l’autorité parentale, ou dans la sphère de l’éducation.
Il y a donc décalage entre la pratique se voulant jupitérienne d’Emmanuel Macron et les attentes réelles d’une démocratie plus participative.
Toutefois, un président vulgaire comme Sarkozy ou un ordinaire comme Hollande n’ont pas été jugés assez « dignes » de la magistrature suprême…
C’est très exactement ce que Paul Ricœur appelait « le paradoxe du politique ». Nous attendons des décisions d’un pouvoir vertical ; incarné ; en surplomb. Et le président Hollande était effectivement moqué pour se prévaloir « d’habits trop grands pour lui ».
Dans le même temps, nous vivons certaines prises de décision comme des intrusions intolérables dans nos existences : le confinement et les retraites en sont les exemples les plus frappants.
D’où le compromis à trouver entre la verticalité et des formes d’horizontalité, c’est-à-dire de partage de la parole et même du pouvoir. Mais ce qui caractérise l’action de l’actuel pourvoir exécutif, c’est qu’un tel équilibre est rompu. Le constat s’impose : aucun dialogue avec les syndicats. Et les voix associatives – quand elles peuvent s’exprimer – si peu entendues, encore moins écoutées.
Pour couronner le tout, voici un pouvoir qui tente de créer des formes d’horizontalité alternatives, factices, très contrôlées, qui ne trompent personne – qu’il s’agisse du prétendu « grand débat » à la suite de la crise des « gilets jaunes », ou de ces Conventions dites « citoyennes » sur les questions de la fin de vie ou du climat…
Un chef d’État démocratique et son équipe sont comptables de l’attachement des citoyens à la démocratie.
Cela tient donc du simulacre ?
Oui, dans la mesure où nous sommes arrivés au bout d’un processus inquiétant : les différents pouvoirs – le président et les députés en premier lieu – sont élus par une partie de plus en plus réduite du corps électoral.
Or le pouvoir invoque en permanence sa légitimité démocratique – il a effectivement été désigné par les suffrages exprimés de façon régulière –, mais cette légitimité s’avère fragile et contestable. La démocratie ne se limite pas à la conquête du pouvoir.
Tout est affaire de pratique du pouvoir, au quotidien. Un chef d’État démocratique et son équipe sont comptables de l’attachement des citoyens à la démocratie. Leur gouvernance doit nous convaincre qu’ils préservent et protègent ce qui demeure le meilleur régime possible.
D’où la distorsion ressentie aujourd’hui, puisque les pratiques de pouvoir, en France, brouillent les frontières et semblent s’indexer sur les régimes autoritaires, voire totalitaires.
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