MEURTRISSURE (ROMAN) XXX
Partagé entre mélancolie et espérance, Ghislain passa une après-midi excitante ; son travail ne progressa guère, mais celui qui, à dix-sept heures, quitta l’Institut Agronomique de Gembloux n’était plus tout à fait le même que celui qui y était entré le matin.
Il n’avait pas réussi à contacter Marthe, soit ! Rien n’était perdu, il rappellerait un autre jour et, cette fois, il en était persuadé, elle lui répondrait.
Dans la voiture, il se surprit à chantonner, ce qui ne lui arrivait que dans les moments de grande euphorie. La vie était belle !
Il en était convaincu, l’apparition de Marthe, femme sûrement exceptionnelle, sonnait le glas du fatras de routines qui encombraient sa vie actuellement, comme cela s’était passé avec Solange vingt ans auparavant.
Elle symbolisait à ses yeux l’Aventure qui, il l’espérait, ne serait plus cette fois une agréable parenthèse mais un évènement irréversible qui allait transformer radicalement le sens de sa vie.
Ce n’est pas qu’il regrettait de faire table rase des valeurs qui constituaient la trame de sa vie depuis son mariage. Il avait eu toujours en horreurs les « vertus bourgeoises » tout en feignant par lâcheté de les observer : s’en débarrasser serait une vraie libération !
Certes il devinait à l’avance les critiques que ne manqueraient pas d’élever à son sujet ses collègues et amis qui invoqueraient sans aucun doute avec un brin de commisération le « démon de midi » : il n’en n’avait que faire !
Mais le lien à Ria et à ses enfants n’avait rien à voir avec ses principes désuets et hypocrites. En ses couples les disputes conjugales n’étaient pas rares mais elles ne duraient jamais longtemps ; Ghislain devait reconnaître à ce propos que son épouse, si elle s’emportait vite, était souvent la première à provoquer avec adresse et tendresse la réconciliation.
Si Marthe représentait en son cœur le pôle « Aventure » avec toutes ses promesses et séductions, la clé de son avenir, Ria, Nicolas et Gisèle en constituaient un tout autre où il trouvait ses racines vivifiantes dont il ne voulait ni ne pouvait se couper. Comment concilier cette double fidélité ?
Il n’en savait rien, laissant à la vie le soin de démêler à sa place ce dilemme pour l’instant insurmontable.
A la maison, les jours qui suivirent, il s’efforça d’être activement présent à chacun dans son foyer tout en s’efforçant de repousser, le plus souvent en vain, dans son inconscient toute son attirance pour Marthe.
Au bureau, il tenta pareillement de circonscrire dans l’heure du repas ses essais d’écriture ainsi que les nombreuses lettres qu’il écrivait tantôt à Marthe, tantôt à Solange et qu’il accumulait au fond d’un tiroir sans jamais les poster.
Une semaine passa tout à la fois très ordinaire par la suite des fais qui la constituait et très agitée par les sentiments contradictoires qui le plongeaient tout à tour dans une sérénité un peu forcée puis dans une folle espérance.
Son téléphone à l’Institut restait désespérément banal alors qu’à chaque sonnerie il tenait la main vers le cornet avec la même passion qu’il l’aurait tendue à sa nouvelle amie.
Pourtant, ce lundi là, un jour venteux de beau soleil, à dis heures cinquante huit, il n’oublierait pas de sitôt, l’heure exacte, il réentendit à l’autre bout du fil cette voix à la fois jeune et grave qu’il attendait, lui semblait-il, depuis des siècles :
« Marthe à l’appareil » : si tu le veux bien et si tu le peux, rendez vous au café des champs à 16h. Je n’aurai qu’une petite demi-heure à te consacrer mais je serai très heureuse de renouer le contact avec toi. J’ai quelques questions importantes et vitales à te poser avant de poursuivre éventuellement notre dialogue vital. »
-« Bien sûr, j’y serai amie ….. »
Il n’eut pas le temps de poursuivre le folle cavalcade des mots qui tourbillonnaient en sa tête, d’une voix ferme, presqu’un peu froide Marthe l’interrompit :
« OK, rendez-vous à 16H, excuse-moi, je suis horriblement pressée, bisous » »
Inutile de dire que tout au long de sa journée de travail, le rendement de Ghislain fut loin d’être satisfait, il alignait bien de mots et quelques chiffres sur les papiers étalés devant lui mais il ne réussit pour ainsi dire à ne terminer aucune phrase, à ne totaliser aucune opération tant le visage de Marthe, hanté par ceux de Solange et Cholenka remplissaient toute son attention et même sa passion.
A quinze heure cinquante, donc un peu en avance sur l’horaire officiel, il rangea à toute allure ses affaire, endossa son loden et se précipita vers le café désigné par son amie à quelques encablures de la gare.
Il la reconnut tout de suite devant la terrasse de l’établissement habillée de jaune et de vert. Elle se hâte à sa rencontre, ils s’embrassèrent d’une façon plutôt conventionnelle et s’attablèrent aussitôt à la première table libre venue.
Ghislain avait tellement à dire qu’il ne sait par où commencer. Et puis, leur rencontre répondait à une demande précise de Marthe. Mieux valait lui laisser la parole.
De fait, au bout de quelques instants, la toujours jeune femme, vêtue cette fois encore de son pull ficelle et d’un pantalon de velours vert se tourna vers lui et, posant la main droite sur son bras gauche, l’interpella avec tant de sérieux qu’il en frémit intérieurement.
-« Ghislain, mon ami, que pensez-vous de l’art ? »
Surpris, le biologiste namurois hésita quelques instants avant de répondre :
-« Selon moi, mais je t’avoue (il ne pouvait la vouvoyer !) que je ne suis pas expert en la matière, le domaine artistique ça me semble le triomphe du gratuit, de l’apparent inutile sur les forces qui gouvernent notre société, le fric, la violence. »
Je t’avoue que j’ai bien de la peine à t’en donner une définition car je crois que l’art échappe en grande partie à la rigueur et à
Tu vois, amie, c’est quelque chose de très important dans la vie, même si ça ne « sert à ; l’art n’est pas la conclusion de lois ou de règles logiques. Il s’impose tout seul comme le soleil et n’a pas besoin de notre approbation pour exister. Depuis quelque temps, j’y suis beaucoup plus sensible qu’avant. Tu y es sûrement pour quelque chose. »
Marthe avait écouté avec beaucoup d’attention la réponse hésitante de son ami. Elle lui sourit quelques instants en silence et il retrouva l’atmosphère surréaliste du train : une communion qui n’a pas besoin de mots pour s’exprimer.
Puis, d’une voix lente et étonnement grave, elle prit la parole.
-« Que c’est étrange, je ne savais presque rien de toi et pourtant, j’ai l’impression de te connaître depuis toujours.
Si je t’ai posé cette question concernant l’art, c’est qu’après avoir combattu autrefois pour une tout autre cause, dont je te parlerai peut-être un jour, je me suis mis en quête, aujourd’hui, du Beau sous toutes ses formes.
J’y ai enfin trouvé un combat à ma mesure et si je lutte à présent ce n’est plus contre un ennemi mais pour renaître et faire naître (ne trouves-tu pas étonnant la parenté spirituelle de ces deux mots.) à partir d’une matière brute et informe, caillou, terre cuite, plâtre, feuille ou toile blanche, un être nouveau dont la seule vocation est de proclamer de miracle inouï et gratuit qu’est le surgissement du Beau.
L’artiste est comme la troisième main de Dieu qui, le huitième jour parachève
(à suivre)
Yvan Balchoy