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Publié par BALCHOY

-« Oui, je le connais un peu, je crois qu'il va bientôt prendre sa retraite. »

 

-« Quelle perte ça va être pour l'université ? »

 

Ghislain qui se réjouissait du départ proche de ce vieux grigou ne répondit pas.

 

-« Vous vous intéressez donc à nos campagnes de publicité. Dommage que vous ayez manqué Monsieur Paul. Il vous aurait fourni des tas de renseignements utiles. Personnellement je travaille surtout avec les mannequins. Ce sont des filles séduisantes mais leurs capacités intellectuelles sont en général assez limitées, elles croient tout savoir et j'ai bien de la peine à les convaincre de suivre mes directives.

 

 

Tant pis, se dit Ghislain, je me jette à l'eau.

 

 

-« Personnellement, j'ai été séduit par votre publicité pour le yoghourt Donone, et je dois vous féliciter pour le choix de la jeune fille que vous avez choisie pour cette affiche. »

 

 

-« Ah !, vous avez bon goût, monsieur, figurez-vous que, mis à part nos contacts strictement professionnels, je ne connais presque rien d'elle ; elle m'a été conseillée lors d'une garden-party par un fonctionnaire d'une ambassade d'un pays de l'est. Elle serait étudiante, mais sans famille, doit travailler pour payer ses études. Elle se fait appeler Solachka et ne m'a donné comme adresse qu'une boîte postale à Liège. Mais revenons à des choses sérieuses, donnez-moi votre adresse et je vous enverrai dès le retour de mon collègue un dossier complet sur notre société.

 

            Choqué par le peu d'intérêt de Monsieur Bernard pour Solange, - tiens c'est vrai, Solange et Solachka, quelle coïncidence-

 

-« Merci, Monsieur, des renseignements que vous m'avez fournis ; j'attends un mot de vous ; voici mon adresse : … excusez-moi, mais je dois reprendre mon train dans trente minutes. »

 

Se levant comme à contrecœur, le directeur lui tendit une main molle en prenant le papier sur lequel Ghislain avait griffonné son adresse. Il en était presque sûr, il ne recevrait aucun dossier.

 

 

Dans le hall d'entrée, il retrouva la jeune secrétaire. Bien entendu les filles avaient disparues. Il ne fallait pas rêver !

 

C'était le moment ou jamais ! Il se tourna vers l'hôtesse :

 

-« S'il vous plait, Mademoiselle, y a t il longtemps que les mannequins sont sorties ? Figurez-vous que j'ai cru reconnaître parmi elles une amie d'enfance perdue depuis des années. Je n'en suis pas tout à fait certain, mais je m'en voudrais de la manquer aujourd'hui si c'est vraiment elle.

 

-« Depuis quatre ou cinq minutes, Monsieur, si vous vous dépêchez, vous réussirez peut-être à rejoindre c elles qui attendent le tram au coin du boulevard. Je ne peux rien vous garantir car plusieurs de ces demoiselles ont une voiture ou un copain qui vient les chercher. »

 

-« Merci, vous être un ange, j'y cours… » , s'écria Ghislain en se précipitant dehors.

 

« Zut ! », Un tramway était juste à l'arrêt ; il aperçut deux ou trois jeunes filles qui pouvaient correspondre aux mannequins de l'agence, mais il eut beau courir à toute allure et faire des gestes désespérer au machiniste, jusqu'à frapper sur la portière avant, ce dernier démarra sans se soucier du retardataire.

 

C'était trop rageant : être si près du but et échouer par la faute de ce salaud de conducteur. Au moment où il reprenait tout essoufflé le chemin du studio, un taxi déboucha d'une rue adjacente. Instinctivement le jeune homme leva la main et la voiture s'arrêta à sa hauteur.

 

-« Où allez-vous ? »

 

-« Pourriez-vous, monsieur, suivre le tramway qui s'en va là-bas,  une de mes amies que je n'ai plus vues depuis des années vient d'y monter et je voudrais tant le retrouver.

 

-« OK, on y va, accrochez-vous bien à votre siège »

 

Sur ce le chauffeur démarra en trombe le projetant violemment en arrière.

 

Quelle journée ! En un instant, Ghislain venait de passer du plus noir découragement à la plus folle des euphories.

 

La conduite du taximan, un gros homme rougeaud, démentait la première impression qu'on se faisait de lui au premier abord. Au volant, il faisait preuve d'une agilité incroyable, changeant de file sans cesse, se moquant des coups d'avertisseur ou des appels de phares d'automobiliste surpris. Il eut vite fait de rejoindre puis de dépasser le poussif tramway et s'arrêta avant lui au prochain arrêt.

 

-« Voilà, monsieur, je crois que j'ai bien rempli mon contrat, vous me devez cent francs et, je l'espère, un bon pourboire. »

 

-« Oui, c'est vrai, vous avez été formidable, voici deux cent francs, j'estime que vous le méritez bien.

 

-« Et bien il ne vous reste plus qu'à retrouver votre amie, je vous souhaite beaucoup de chance, jeune homme » et le taxi repartit lentement cette fois, tandis que Ghislain faisait signe au conducteur de s'arrêter.

 

Face à l'homme qui, il y a un instant, l'avait superbement ignoré, Ghislain avait une envie folle de lui régler son compte ; mais ce n'était sûrement pas le moment de déclencher un scandale et il se contenta de tendre un billet de vingt francs au conducteur qui parut plus que surpris en reconnaissant le garçon : « Ah !, ça alors vous… »

 

Il se demandait sans doute comment celui qu'il avait laissé tomber avait réussi à rattraper son tram, mais il n'osa poursuivre sa question qui rappelait trop son attitude désobligeante tout à l'heure.

 

Ghislain se moquait bien des états d'âme de ce bonhomme déplaisant, il s'avança maladroitement dans le couloir central regardant fugitivement les passagers un par un. A cette heure de la journée, il y avait pas mal de jeunes écoliers qui chahutaient gentiment, deux ou trois personnes âgées qui les regardaient avec méfiance sinon malveillance ; ce tramway comportait deux voitures ;  manifestement il n'y avait aucune trace des mannequins dans la première ; passant prudemment par le sas étroit, il parvint à la deuxième. Elle était presque vide. Posément, son regard détailla les voyageurs. A l'arrière une grand-mère expliquait à une petite fille les monuments et rues traversées. Un peu plus loin deux hommes basanés restaient curieusement debout alors qu'ils restaient tant de places assissent ; enfin tout à l'arrière trois jeunes filles discutaient joyeusement et parmi elle - il avait de la peine à le croire, Solange ; il la voyait enfin pour de vrai, la détaillait plutôt de dos, mais c'était bien elle, enfin Cholurie plutôt - le mystère de la vraie personnalité du mannequin demeurait entier.

 

Ghislain résista à la tentation pourtant si impérieuse de s'approcher ; il s'assit tout devant de la voiture et s'abrita derrière sa chère « Libre Belgique », qui décidément lui servait à tout, sans perdre pour autant de vue la silhouette qui faisait tant battre son cœur.

 

Tout doucement le tram s'approchait de la Porte de Namur et de ses façades couvertes d'énormes affiches de cinéma : la foule s'y pressait dense comme d'habitude. C'est alors que Solange salua ses compagnes et se rapprocha de la sortie. Posément Ghislain replia son journal en détournant la tête pour ne pas attirer l'attention. Mais la jeune fille, apparemment pressée, se précipita dehors dès que la portière s'ouvrit. Ghislain alors bondit lui aussi de son siège et sauta dehors par la porte de derrière.

 

Restant à bonne distance de celle qu'il suivait, il parcourut la chaussée d'Ixelles, une rue commerçante très populaire. La jeune fille sachant très bien où elle allait,  marchaient d'un pas résolu sans se soucier des vitrines pourtant si attractives ; au bout de cinq à six minutes, elle obliqua sur une petite rue à droite qui donnait un peu plus loin sur une placette vieillotte entourée d'immeubles anciens et fatigués.

 

C'est à ce moment-là que le jeune étudiant ressentit comme un malaise vague et incontrôlé ; il regarda autour de lui, mais rien d'anormal, semblait-il, parmi les quelques passants qui semblaient pour la plupart aussi usés que leur quartier.

 

Il se tint néanmoins sur ses gardes  sans bien entendu perdre « Solange » une seconde des yeux.

 

Mais brusquement deux silhouettes surgirent devant lui : il reconnut de suite les deux basanés du bus.

 

Lui fermant ostensiblement la vue et la marche , le plus jeune des deux,-

 

 il portait une vilaine balafre à la joue droite qui rendait plus que sinistre son visage - lui adressa la parole :

 

            « Pourriez-vous, s'il vous plait, nous indiquer comment nous rendre au Boulevard Lambermont ? »

 

« Ecoutez, Messieurs, je ne suis pas de Bruxelles et de plus je suis très pressé, laissez-moi passer, s'il vous plait. »

 

- Ghislain jeta un regard désespéré sur la jeune inconnue qu'il suivait et que ces deux imbéciles allaient lui faire perdre : elle s'arrêta brusquement, se retourna ; il lui sembla une fois encore que son regard se posait sur lui avec un sourire navré  et sitôt après elle continua sa route.

 

Alors l'autre gars, plus jeune, un beau visage d'archange auquel on aurait donné le bon Dieu, pardon Allah, sans confession le retint d'une poignée brutale.

 

 -« C'est drôle, j'étais persuadé que  vous connaissiez très bien ce boulevard, ce n'est pas bien de mentir. A propos n'auriez-vous pas un peu de feu ? et il lui tendit de sa main libre un paquet de gauloise bleues. »

 

 

-« Mais que me voulez-vous à la fin, je ne comprends rien à ce que vous me dites, je vais aller me plaindre à la police. »

 

 

-« Si j'étais toi, reprit le premier, je n'en ferais rien, tu sais les rues à Bruxelles ne sont plus si sûres ; pas plus tard que la semaine dernière, on a retrouvé tout près d'ici un jeune homme égorgé ; il avait voulu faire la besogne de la police : dommage, car c'était un garçon sympa. »

 

 

-« Mais pourquoi me parlez-vous de tout cela, messieurs, je ne fais que me

 

promener tranquillement. Pour une dernière fois je vous demande de ma laisser repartir ou je vais crier «Au secours  »

 

 

-« Quel mauvais caractère vous avez, reprit le jeune arabe au visage, balafré nous voulions seulement vous demander notre chemin, tant pis, au revoir et bonne chance, soyez prudents et ne vous mêlez pas de ce qui ne vous regarde pas. »

 

 

Aussi brusquement qu'ils étaient apparus, ils disparurent parmi les passants.  Bien, entendu la jeune fille n'était plus là !

 

            Par acquis de conscience, le garçon parcourut les rues voisines, interrogea ça et là quelques passants en leur décrivant la jolie inconnue, mais les quelques personnes qui daignèrent lui répondre n'avaient rien vu. Il se contenta de noter sur un bout de papier le dernier endroit où il avait vu la jeune femme et un peu déçu regagna la gare du Quartier Léopold. Dans le train qui le ramenait à la maison, entrèrent un barbu grisonnant et une jeune religieuse sans cesse rougissante Sans leur prêter grande attention, il s'efforça de faire la synthèse des informations recueillies jusqu'alors.

 

            Tout partait de la rencontre tragique dans le train de Liège, une jeune femme idéaliste nommée Solange ?,son copain Richard, un drôle de coco celui-là, jaloux ou couyon ? Il ne serait sûrement pas facile de lui soutirer des informations sur son amie.

 

            Il y avait le café de Liège, la piste lui paraissait sérieuse mais non sans danger ; il se rappelait particulièrement le bizarre garçon de café si désagréable avec lui qui l'avait, semble-t-il, pris en filature jusque la gare.

 

            Et puis avec l'affiche, sa visite à l'agence, ses retrouvailles avec Solange ou bien Cholenka et une nouvelle fois l'impression nette de gêner des individus pas très clairs. C'est vrai que l'hostilité dont il était l'objet constituait le lien le plus évident entre l'inconnue du train et le mystérieux mannequin.

 

            Demain il téléphonerait à la sympathique hôtesse de l'agence pour lui demander la prochaine visite des modèles. Il chercherait aussi le numéro de téléphone de la brasserie liégeoise pour se renseigner anonymement sur les « pacifistes » qui s'y réunissaient.

 

            Le train à présent avait déjà dépassé Gembloux depuis plusieurs minutes, il allait bientôt entrer en gare de Namur . Il se força à regarder le paysage pour mettre un terme à ses interrogations qui pour l'instant ne le menaient nulle part.

 

            A la maison, un peu plus tard, on lui reprocha d'être une fois de plus « dans les nuages », de « considérer la maison comme un hôtel » etc.… Il eut grande peine à se maîtriser et se réfugia physiquement dans sa chambre et moralement dans « Crime et Châtiment » de Dostoïevski, où il se plongeait volontiers dans ses moments de cafard et de solitude.

 

 

            Sa nuit fut agitée, il courait après Solange, vêtue d'un grossier blues jeans à travers un labyrinthe de rues obscures et inquiétantes : une fois rejointe la jeune fille se mit à l'entretenir de la grande révolution écologique qui allait sou peu bouleverser l'humanité. Au moment où Ghislain se pencha pour l'embrasser, elle s'échappa et comme au théâtre le décor changea brusquement.

Yvan Balchoy

balchoy@belgacom.net

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