LA LIBERTE DANS L'OEUVRE DE DOSTOÏEVSKI (38)
Le temps n’appartient pas comme tel au monde objectif : c’est un concept qui assure cohésion et continuité à l’univers terrestre sans sa mouvance. Mais un jour, il s’éteindra et ce sera le bonheur pour tous. Quand viendra ce jour heureux ? De son expérience mystique Kirilov croit pouvoir conclure que la joie paradisiaque existe déjà et qu’il peut la goûter dans le présent éternisé par la seule puissance de sa volonté créatrice.
-« L’homme est malheureux parce qu’il ne sait pas qu’il est heureux, uniquement pour cela, tout est là. » (1)
(1)Les démons, page 250-251
Le mal existe-t-il . Le moyen le plus efficace de se persuader du contraire et ainsi de vaincre l’absurde n’est plus à attendre d’une expiation douloureuse. Il suffit de n’en pas croire ses yeux et de livrer purement et simplement son imagination aux caprices de sa libre-volonté.
-« Avez-vous déjà vu une simple feuille d’arbre ? J’en ai vu une dernièrement, jaunie, avec un peu de vert encore, les bords légèrement pourris… Quand j’avais dix ans, l’hiver, je fermais les yeux et me représentais une feuille verte, brillante avec ses nervures sous le soleil. « J’ouvrais les yeux et ne croyais pas à la réalité. Ce que j’avais vu était trop beau, et je fermais de nouveau les yeux. » (2)
(2) Les petites feuilles gluantes du printemps sont célébrées aussi par Yvan comme symboles types de cette vieà laquelle il se donne tout entier. Cf. Les Frères Karamazov, page, 249
Grâce à la libre volonté, il est possible de nier le mal ; mais où mène cette politique d’autruche ? Kirilov est persuadé pour sa part qu’il a retrouvé l’unité et la bonté ontologique éternelle du cosmos. « Une feuille, c’est bien, tout est bien. » (3) Notre raison nous enseigne-t-elle le contraire ? Sommes-nous réellement des êtres indépendants ? Alors nions résolument ce que nous voyons pour ne nous fier qu’à notre désir. Le mal n’est qu’une illusion liée au monde temporel. Pour l’annihiler, il suffit de vouloir effacer la durée :
(3)Il s’agit de la naissance de l’enfant de la femme de Chaton et de Stavroguine. Il est possible que l’allusion au déshonneur qui suit vise le célèbre viol de la confession de Stravroguine.
-« La belle-fille va mourir, l’enfant vivra (4) Tout est bien. Je l’ai découvert brusquement. Et si l’on meurt de faim, si l’on fait du mal à la petite fille, si on la déshonore, est-ce bien aussi ? – Oui ; et si quelqu’un fend le crâne à celui qui a déshonoré l’enfant, c’est bien … Si on ne lui fend pas, c’est bien aussi, tout est bien, tout. » (4)
(4)Les démons, page 251
Les hommes ne sont mauvais que parce qu’ils ignorent qu’ils sont bons et que le bonheur est à leur portée. En tout ce qui est Kirilov discerne la bonté essentielle et il veut la prêcher au monde entier pour faire cesser le temps et du même coup l’histoire, source de tous les malheurs. La vie actuelle est terreur et l’homme est malheureux… C’est là que gît le mensonge. L’homme d’aujourd’hui n’est pas encore « l’homme ». Un nouveau type humain va surgir, heureux et fier qui vaincra le temps et le mal ne pourra tenir tête à n’importe quelle évidence, en plaçant sa propre conscience au dessus de tout. En une telle perspective, le grand intrus est ce Dieu, créateur de tout, qui réclame obéissance et soumission.
S’il existe, Kirilov n’est plus désormais qu’un pantin inerte et sa certitude de vaincre le mal et d’atteindre le bonheur n’est qu’illusion, car toute la volonté appartient à la Divinité et rien n’existe hors de cette volonté. En revanche, si Dieu n’est pas, alors lui, Kirilov est vraiment dieu, puisque même le réel est soumis à son libre-arbitre ; aussi est-ce pour lui un devoir que de proclamer sa liberté totale.
Pour sortir de ce dilemme insupportable, l’ingénieur s’engage sur le plan dialectique ; il s’efforce d’expliquer Dieu en le réduisant à un simple concept anthropomorphique. Ce Dieu, dont toutes les religions parlent, n’est selon lui, qu’une invention destinée à rassurer l’esprit humain devant le mort et le mystère de l’autre monde. Tout l’espoir de l’humanité se porte traditionnellement sur un au-delà paradisiaque, non plus conquis par l’homme, mais reçu d’un autre plus puissant que la mort, Dieu. Mais, pense notre héros, ce n’est là qu’une illusion. En réduisant la personne humaine au rang de créature, l’idée de Dieu en détruit la grandeur. Il faut donc anéantir cette idée pernicieuse qui, en tant que telle, est bien existante. Il s’explique en recourant à un exemple :
Un homme menacé d’être écrasé par une pierre énorme sait pertinemment qu’il n’aura pas le temps de souffrir, mais il aura tout de même peur de souffrir. Il n’y a pas de souffrance dans la pierre mais il y en a dans la peur de la pierre. Dieu est la souffrance de la peur de la mort.
S’il n’existe pas, il « est » conceptuellement tout au moins ; il ne peut y avoir de plus haute ni de plus nuisible idée que celle-là ; aussi est-ce un devoir impérieux pour tout homme de la combattre en triomphant de la peur de la mort qui en est l’origine. Croyant en la force de sa propre volonté, Kirilov est décidé à la proclamer sous sa forme suprême, en poussant sa découverte jusqu’à l’extrême limite. Le bonheur paradisiaque est à la portée de l’homme, mais seul celui qui accède à la liberté totale pourra le connaître et non plus seulement de façon inchoative, comme lui, au cours de sa courte extase, mais totalement, en triomphant définitivement du temps. »
(5) Les démons, page 122