08-04-24- JOURNAL DE BORD FR GAZA (Rami ABOU JAMOUS - GRAND SOIR)
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Journal de bord de Gaza
Rami ABOU JAMOUS
« Mon beau-père a quitté cette vie pour ne plus souffrir de l’humiliation »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.
Dimanche 31 mars 2024.
Aujourd’hui j’ai une mauvaise nouvelle à annoncer. Le père de mon épouse Sabah est décédé. Il est parti reposer en paix parce qu’il n’a pas résisté aux conditions de vie depuis son déplacement forcé à Rafah. Il s’appelait Souleimane, il avait 76 ans. Il était né en 1948, l’année de la Nakba. Et il est mort l’année de la deuxième Nakba, qui est en cours.
Sa vie est un résumé de l’histoire contemporaine de Gaza. Il a connu la domination égyptienne puis israélienne, la première intifada en 1987, l’arrivée de l’Autorité palestinienne (AP) et de Yasser Arafat en 1994 après les accords d’Oslo, la deuxième Intifada en 2000, la prise du pouvoir par le Hamas en 2007, les différentes offensives de l’armée israélienne et finalement l’exode vers le sud de la bande, suite auquel il survivait sous une tente.
Déjà en 2014...
Mon beau-père était un entrepreneur prospère dans le bâtiment, originaire de Gaza. Il était là avant l’arrivée des réfugiés de la Nakba dont les descendants constituent la majorité des habitants de Gaza aujourd’hui. Il avait dix-neuf enfants. La plus âgée a 49 ans, le plus jeune 13 ans. J’aimais bien discuter avec lui, c’était un homme d’une grande sagesse.
Avec sa famille, ils avaient été parmi les premiers à fuir vers le sud, parce que sa maison était à Chadjaya, un quartier proche de la frontière avec Israël, qui est toujours le premier visé quand les Israéliens attaquent. Mais ils avaient tiré les conséquences de l’offensive de 2014. Mon beau-père avait alors perdu son frère, la femme de ce dernier, leurs deux enfants et une petite-fille. Leur maison avait été complètement détruite. C’était un immeuble familial, comme c’est souvent le cas à Gaza. Chacun de ses enfants avait son propre appartement, où il habitait avec sa famille. Souleimane habitait au rez-de-chaussée avec les plus jeunes de ses enfants et ses filles non mariées.
Cette fois, ils sont partis dès le début de l’offensive israélienne. D’abord vers la ville de Gaza, en ordre dispersé. Certains se sont réfugiés à l’hôpital Al-Shifa, d’autres dans des écoles, ou encore chez des proches ou des amis. Jusqu’au jour où l’armée israélienne a attaqué les écoles, l’hôpital Al-Shifa et tout ce quartier. Ils ont dû fuir à nouveau vers Nusseirat, au centre de la Bande. Puis, encore une fois, quand Nusseirat a été attaqué, partir sous les bombes vers Rafah. C’était en janvier. Mon beau-père et sa famille sont arrivés à une heure du matin par la route qui longe la côte, au rond-point Al-Alam, à l’entrée ouest de Rafah. Cette nuit-là, il pleuvait des cordes.
« Trouver une tente à Rafah tient du miracle »
Ils sont restés dans la rue, sous la pluie, jusqu’au matin. Nous étions déjà à Rafah, mais nous ne savions même pas qu’ils étaient partis de Nusseirat. Les communications étaient coupées, nous ne pouvions pas les appeler. Nous nous demandions s’ils étaient restés là-bas, s’ils avaient été bombardés, s’ils étaient encore vivants... Et puis le lendemain matin, on les a trouvés. Les enfants de Souleimane ont commencé à acheter quelques bouts de bois et du plastique pour faire des bâches et s’installer, parce que trouver une tente à Rafah tient du miracle. J’ai essayé plusieurs fois de leur trouver une tente ou deux parce qu’ils étaient nombreux – une trentaine de personnes —, il leur fallait minimum quatre ou cinq tentes. J’ai essayé tous les moyens, j’ai demandé à mes contacts, mes amis, les ONG que je connaissais. En vain malheureusement. Ils sont restés sous les bâches, qui se sont multipliés au fil de temps.
L’endroit où ils étaient est devenu surpeuplé. Tous les réfugiés du nord, de Nusseirat ou même de Khan Younès, la ville la plus proche, sont venus s’y installer. Souleimane et les siens ont creusé un petit puits à côté des bâches pour en faire des toilettes, pour ne pas avoir à faire des centaines de mètres, voire des kilomètres, pour aller aux toilettes des mosquées ou des écoles. Voilà comment vivent les déplacés de Rafah. Ils ont utilisé le système D dans lequel nous excellons, nous Palestiniens. Nous sommes un peuple qui s’adapte toujours, très vite. Malheureusement, ce n’est pas un atout. Car s’adapter toujours, même dans les pires situations, c’est aussi un peu accepter le mal sans s’en rendre compte. On ne se révolte pas, on s’adapte tout de suite.
« Maintenant, je comprends très bien l’humiliation de devenir un réfugié »
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