03-04-24- QUAND L'INSTANT SORT DU TEMPS (ERIC BENOIT-ED. PESSAC)
https://books.openedition.org/pub/5078
L'instant romanesque -
WebNouvelle édition [en ligne]. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 1998 (généré le 25 mars 2024). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pub/5045>. ISBN : 979 …
Auteur : Eric Benoit
Publish Year : 1998
Quand l’instant sort du temps : pour une théologie de l’instant (dans le récit bernanosien)
L’instant, c’est peut-être cela, c’est peut-être là où le temps sort de ses gonds.
2Dans un commentaire sur Les Possédés de Dostoïevski, Marthe Robert présente les personnages de ce roman comme étant des personnages impossibles, psychologiquement impossibles : « Piotr Stépanovitch Verkhovensky est tout bonnement un personnage impossible », « un personnage improbable » (Préface des Possédés, édition folio, Gallimard 1974, p. 15 et 14) ; Kirilov est « véritablement un défi à toutes les lois de la psychologie » (ibid. p. 20), ces personnages « paraissent fous, ou malades, ou en quelque manière hors de leurs gonds et [...] agissent en impulsifs détraqués, au mépris des lois ordinaires du temps et de la raison » (ibid. p. 19). Effectivement, ces personnages ne correspondent pas à la conception déterministe de la psychologie qui préside à la vraisemblance romanesque du XIXe siècle. Dans le « chronotype » majoritaire au XIXe siècle, le temps est pensé comme une variable linéaire liée à une conception déterministe du développement des phénomènes (chez Zola par exemple), retranscrits, au roman, selon une courbe narrative continue. Au contraire, chez Dostoïevski, nous avons à faire à des personnages aux réactions imprévisibles, au comportement « improbable », en discontinuité par rapport à l’évolution attendue (d’où ce « défi aux lois ordinaires du temps ») ; l’instant apparaît alors comme une singularité qui apporte quelque chose de radicalement nouveau, que rien dans le passé ne pouvait laisser prévoir. Nous sommes ici aux antipodes de la linéarité du déterminisme psychologique, ou d’une conception déterministe de la psychologie.
3Pourtant, ce qui semblerait « impossible » voire faux du point de vue du chronotype linéaire et déterministe de la vraisemblance romanesque du XIXe siècle, se révèle d’une saisissante vérité humaine. A propos d’un personnage, des Possédés, Marthe Robert continue : « Si faux qu'il soit dans l’ordre de la vraisemblance romanesque, il est d’une insoutenable vérité dans l’ailleurs de désirs et de phantasmes [...], dans la couche du récit où se nouent les fils d’une vie intérieure menacée » (ibid. p. 20), et cette « organisation psychique particulièrement labile le met de plain-pied avec l’outre-monde de la conscience, où la part la plus obscure du futur est en effet toujours en voie de formation » (ibid. p. 23). Le romancier nous fait ainsi sentir les torsions internes du temps, le rapport même de l’instant présent à l’inchoativité du futur, à l’imminence à-venir, dans cette « terrible intimité avec les profondeurs du vivant » (ibid. p. 23).
4Ce que Marthe Robert perçoit chez Dostoïevski, Milan Kundera le montre chez Tolstoï, où il décèle « la mise en lumière de l’aspect a-causal, incalculable, voire mystérieux, de l’action humaine. Qu’est-ce que l’action : éternelle question du roman, sa question, pour ainsi dire, constitutive. Comment une décision nait-elle ? Comment se transformet-elle en acte et comment les actes s’enchaînent-ils pour devenir aventure ? »1 Kundera évoque ici l’instant de la gestation de l’action : c’est le problème du mécanisme infinitisimal de la décision inattendue, imprévisible, a-causale : le passage de rien à quelque chose.
5Ce qui est vrai chez Dostoïevski ainsi que chez Tolstoï, l’est aussi chez Bernanos2. Ces romanciers s’en réfèrent à une anthropologie, chrétienne, selon laquelle l’homme se définit comme libre, créé libre3 : la liberté de l’homme permet la possiblilité d’actes radicalement inattendus, imprévisibles, improbables, en discontinuité absolue par rapport à tout ce qui précède ; – liberté qui peut s’exercer dans le bien ou flans le mal (c’est d’ailleurs pour affirmer de la façon la plus extrême sa liberté métaphysique que Kirilov, dans Les Possédés, décide de se suicider, signe d’une discontinuité absolue).
I- INSTANT ET LIBERTÉ
6Du fait de cette notion de liberté humaine, la conception du temps et de l’instant ne peut être celle du déterminisme scientifique. Alors que le temps cosmologique, le temps des équations physiques, est une variable linéaire, le temps de la subjectivité psychologique libre, au contraire, a l'irrégularité directionnelle des fonctions non-dérivables (pour continuer la métaphore mathématique). En tout point du temps, l'évolution du personnage peut prendre une direction nouvelle, une bifurcation inattendue. Comme l’a indiqué Paul Ricoeur4, le récit de fiction, le roman, peut atteindre à cette vérité, peut exprimer cette plasticité du temps humain, cette instabilité de l’instant. L’instant n’est pas seulement instant parce que il surgit insaisissable dans une ligne toujours mobile, mais aussi parce que cette ligne peut être une ligne brisée, instable.
7Prenons donc un exemple d’acte libre qui vient déjouer la ligne de probabilité, qui vient faire advenir l’acte le plus improbable par une décision instantanée. Dans les Dialogues des Carmélites, dernière oeuvre de Bernanos, Soeur Blanche, qui était jusqu’à présent affligée d’une invincible et presque maladive peur, peur de la mort, réussit à vaincre in extremis sa peur à la dernière scène de l’oeuvre ; au moment où les autres carmélites sont guillotinées, elle va sortir de la foule et se diriger vers l’échafaud :
Aussitôt les Sieurs entonnent le Salve Regina, puis le Veni Creator. Leurs voix sont claires et très fermes. La foule, saisie, se tait. On ne voit que la base de l’échafaud, où les Soeurs montent une à une, chantant toujours, mais à mesure qu’elles disparaissent le choeur se fait plus menu. Plus que deux voix, plus qu’une. Mais à cet instant, par tant d’un autre coin de la grande place, une nouvelle voix s’élève, plus nette, plus résolue encore que les autres, avec pourtant quelque chose d’enfantin. Et on voit s’avancer vers l’échafaud, à travers la foule qui s’écarte, interdite, la petite Blanche de la Force. Son visage semble dépouillé de toute crainte.
Deo Patri sit gloria
Et, Filio qui a mortuis
Surrexit ac Paraclito
lu soeculorum soecula
Brusque mouvement de foule, un groupe de femmes entoure Blanche, la pousse vers l’échafaud, on la perd de vue. Et soudain sa voix se tait comme ont fait une à une les voix de ses soeurs.5
8Et c’est la fin de l’oeuvre. – On peut constater la mise en évidence théâtrale dans l’instant de la décision : effet de suspens (« la foule, saisie, se tait »), effet de silence (« plus que deux voix, plus qu’une ») sur lequel se détache la décision même : « Mais à cet instant ». Et la mort advient comme un instant de pure négativité silencieuse : « Soudain la voix se tait ». Non seulement il s’agit ici d’un acte libre (Blanche est « résolue »), imprévisible en fonction de la psychologie naturelle de Blanche, mais aussi Blanche est libérée du blocage de sa peur maladive : déblocage non-naturel, qui déjoue le déterminisme de la psychologie naturelle, et advient, dans l’économie générale de la signification de l’oeuvre, par l’acceptation libre d’une grâce (sur-naturelle) libératrice. Et c’est dans l’instant qu’a eu lieu le retournement spirituel. Cela correspond assez bien à ce qu’écrit Bachelard en 1931, dans L'Intuition de l’instant, où il oppose la conception bergsonienne de l’action comme déroulement continu, à la conception de l’acte selon Roupnel comme décision instantanée : « C’est là une nuance importante qui distingue la philosophie de M. Roupnel et celle de M. Bergson : la philosophie bergsonienne est une philosophie de l’action ; la philosophie roupnélienne est une philosophie de l’acte. Pour M. Bergson, une action est toujours un déroulement continu qui place entre la décision et le but [...] une durée toujours originale et réelle. Pour [...] M. Roupnel, un acte est avant tout une décision instantanée, et c’est cette décision qui a toute la charge de l’originalité. Plus physiquement parlant, le fait que l’impulsion en mécanique se présente toujours comme la composition de deux ordres infinitésimaux différents nous conduit à resserrer jusqu’à sa limite ponctiforme l’instant qui décide et qui ébranle »6. Nous retrouvons le même problème que celui rencontré tout à l’heure chez Kundera. L’instant bernanosien est ici en accord avec la thèse de Bachelard et de Roupnel.
9En même temps, dans cette fin des Dialogues des Carmélites, l’instant est lié à l’éternité : Bernanos cite la fin du Veni Creator, « ... in saeculo saeculorum », signe d’une entrée dans l’Esprit. Dans l’opéra de Poulenc tiré des Dialogues des Carmélites de Bernanos, la dimension de l’instant est mise en évidence musicalement par le coup brutal de chaque décapitation. Et chaque fois l’hymne chantée recommence, – avec un silence légèrement plus long juste avant et juste après le coup de guillotine qui décapite Blanche (dans le texte : « Et soudain sa voix se tait »). L’effet musical marque ici le point-limite, à l’intersection du temps et de l’éternité7.
II- INSTANT ET ÉTERNITÉ
10Les romans de Bernanos font souvent passer la ligne linguistiquement continue du récit par des instants qui introduisent une discontinuité temporelle, des instants qui subissent la pression distordante de ce qui provient d’un au-delà du temps. Ainsi dans Nouvelle histoire de Mouchette, ce passage où est sensible le caractère instantané d’un événement imprévisible qui déjoue la loi déterministe de la psychologie naturelle. A ce moment du récit (Pléiade p. 1291), Mouchette est avec le braconnier Arsène, qui vient d’être foudroyé par une crise d’épilepsie. Mouchette le croit mort (une vague idée du sacré la traverse) ; elle prend la tête d’Arsène entre ses mains. L’instant-clé va alors se détacher sur le fond d’une scène contemplative, statique. Nous avons en effet d’abord un long paragraphe au présent. Le texte adhère au plus près du psychisme de Mouchette qui contemple le visage d’Arsène entre ses mains ; la temporalité est suspendue, il n’y a pas d’indication de durée. A cette scène contemplative statique, exprimée au présent, succède alors un paragraphe réduit à une seule phrase très brève :
11« Et tout à coup, elle chanta ».
12La locution adverbiale initiale signale l’aspect instantané de l’événement. La rupture temporelle est sensible par le passage du présent du paragraphe précédent au passé simple de cette phrase. Et la discontinuité est rendue visible par l’isolement de la phrase-paragraphe. A cela s’ajoute un bouleversement chronologique dans l’instant, la narration ayant anticipé sur la prise de conscience de l’événement par le personnage : « Cela se fit si naturellement qu’elle ne s’en aperçut pas d'abord » (Pléiade p. 1291.) Ce type de décalage est fréquent chez Bernanos.
13Ici Mouchette n’est donc plus enfermée dans le présent qui l’accable habituellement dans le reste du récit. Au début de l’oeuvre le romancier avait montré Mouchette incapable de chanter à l’école : voix alors bloquée, libérée maintenant : ici surgit donc quelque chose de radicalement nouveau, imprévisible, inexplicable, qui crève l’horizon linéaire de la temporalité pour faire advenir ce qui est de l’ordre du miracle, de l’intervention du sur-naturel dans le monde : un instant qui court-circuite la temporalité normale et le principe de causalité, un acte non-préparé logiquement, causalement. C’est la définition du miracle, comme événement de l’impossible, événement de ce qui subvertit l’horizon d’attente du prévisible8. Ce « Et tout à coup elle chanta » constitue un instant absolument unique, un événement absolu, qui rejoint la définition de la temporalité de la sainteté que donne Bernanos : « Si la sainteté déroule une histoire, ce serait plutôt quelque chose comme une succession sans répétition où tout moment est unique « (Saint Dominique)9. La temporalité linéaire est ici bousculée par la pression de ce qui est de l’ordre du transtemporel. Le chant de Mouchette transcende ainsi toute notion de durée humaine mesurable : « Cela dura longtemps – à ce qu’elle crut du moins. Une minute peut-être qui lui parut longue comme tout un jour » (Pléiade p. 1292). Nous expérimentons alors ce que Hans Urs von Balthasar appelle, commentant Bernanos, « le clair-obscur de l’éternité »10 : un instant qui sort du temps.
14Ce chant, qui jusqu’alors était bloqué, est l’expression de l’être profond de Mouchette, une profondeur inhibée jusqu’à présent mais maintenant libérée : comme pour Sœur Blanche, c’est encore ici un instant de libération. Surtout, ce chant est l’expression de l’amour de Mouchette pour Arsène, un amour indissociablement divin et humain, tout à la fois de l'ordre de la charité (« elle tient cette tête chérie ainsi qu’elle tiendrait n’importe quelle chose précieuse », p. 1291) et de l’ordre de l’éros : « Cette voix était son secret [...]. Elle le lui avait donné comme elle se fût donnée elle-même, si l’enfant ne l’eût encore chez elle emporté de loin sur la femme » (Pléiade p. 1292). Le texte évoque la dimension à la fois sacrée et physique de cet amour, – la dimension à la fois éternelle et temporelle de cet instant.
15Plus tôt dans le récit était advenu l’instant de l’irruption de cet amour en Mouchette : encore un instant-clé. Arsène est en train de cautériser sa blessure avec un tison brûlant, Mouchette observe longuement son visage, puis pendant une page le texte dérive en développant la pensée intérieure de Mouchette... :
[...] Que de fois, le dimanche matin, lorsque la mère l’envoie au village chercher la provision de lard pour la semaine, elle a fait exprès de marcher dans les ornières afin d’arriver toute crottée sur la place, à l’heure où les gens sortent de la messe... Et voilà que brusquement...
Il souffle encore sur le morceau de braise, puis le laisse glisser à ses pieds. Leurs deux regards se croisent. Elle voudrait bien faire passer dans le sien ce sentiment dont elle ne sent que la violence [...]. A cette violence, elle ne saurait donner un nom. Qu’a-t-elle en effet de commun avec ce que les gens appellent l’amour, et les gestes qu’elle sait ? (Pléiade p. 1281).
16Comme dans le passage précédemment évoqué, nous avons eu là un long moment de suspens contemplatif et méditatif (dont nous n’avons cité que la dernière phrase), puis le texte revient à la situation présente, mais par une phrase inachevée, isolée entre les points de suspension (« ... Et voilà que brusquement... »). La lacune est doublement signalée, par l’interruption de la phrase et par le changement de paragraphe. Puis la narration reprend, jusqu’à cet adjectif démonstratif « ce » (« ce sentiment ») apparemment sans référent mais qui se réfère justement à ce qui est resté inexprimé sous les points de suspension. Le « Et voilà que brusquement... » signale l’irruption (instantanée) de l’amour en Mouchette (« ce sentiment » qui entre en contraste avec le mépris pour le village, évoqué au paragraphe précédent), un amour surtout qui n’a rien à voir avec la conception la plus banale de l’amour (« qu’a-t-elle en effet de commun avec ce que les gens appellent l’amour, et les gestes qu’elle sait ? ») : Bernanos nous fait ainsi comprendre que Mouchette est déjà au niveau de l’amour divin (sans que cela puisse être explicité plus clairement dans le texte du récit, puisque le personnage n’en a pas conscience). La discontinuité narrative (« ...Et voilà que brusquement... ») montre que nous quittons l’ordre de la temporalité linéaire, pour entrer dans une dimension (celle de l’éternité, du spirituel) qui transcende le temps. Ici l’instant sort du temps, l'instant se fait instance d’éternité. Nous percevons par le roman ce que Bachelard au début de L’Intuition de l’Instant appelle « la gloire d’être éternel »11, la possibilité de retrouver l’intemporel, d’échapper au temps dans le plus petit segment temporel, l’instant, dans ces « particules fugitives » dont parle Saint Augustin12.
17Le temps chez Bernanos est un temps orienté non par la linéarité chronologique mais par la perspective du Salut. Nous pourrions l’opposer terme à terme au temps chez Beckett, temps orienté, ou plutôt désorienté, par l’absence du Salut. L’univers de Beckett se caractérise par l'attente d’un Salut qui ne vient jamais, alors que celui de Bernanos se caractérise par l’irruption d’un Salut qu’on n’attendait pas. La dramaturgie d’En attendant Godot (version dérisoire de God) suppose le statut répétitif de l’instant, toujours le même, une perte de l’unicité absolue de chaque instant : l’opposé même de la « succession sans répétition où tout moment est unique » dont parle Bernanos. – Ici encore, l’irruption de l’amour en Mouchette est un instant absolument unique, un événement absolu, absolument nouveau par rapport au passé et au futur. L’instant bernanosien est orienté non seulement horizontalement selon sa position (discontinue) entre un passé et un futur, mais surtout verticalement, dans sa relation à l’Eternité, transcendante au déroulement chronologique. C’est un temps orienté métaphysiquement et non pas mécaniquement. Chaque instant est en communication avec l’Eternité13.
18Un autre roman de Bernanos, La Joie (1929), nous montre le lien de l’instant et de l’éternité, mais d’une façon cette fois-ci beaucoup plus consciente de la part du personnage. Chantal de Clergerie prie, le regard sur le crucifix, et va se retrouver soudain deux mille ans en arrière, auprès du Christ à Gethsémani, au Jardin des Oliviers la veille de la Passion. De ces pages (Pléiade pp. 681-687) je ne retiens ici que les phrases qui montrent l’aspect instantané des étapes de cette prière, et l’étrange fusion du temporel et de l’éternel qui en découle :
L’idée de cette solitude sans recours, éternelle, [...] brisa d’un coup toute resistance. Elle leva vers le Christ pendu au mur un regard avide [...]. Et aussitôt, en effet, son corps défaillit [...]. Ce fut comme un arrachement de l’être, si brutal, si douloureux [...]... Et presque dans la même incalculable fraction du temps, la lumière jaillit de toute part, recouvrit tout [...]. Elle avancerait parmi les ténèbres d’une Agonie [...]... Et dans la même minute le Silence qu’elle appelait roula sur elle, la recouvrit [...] L’Agonie divine venait de fondre sur son coeur mortel [...] Elle s’était sentie portée par la pensée auprès du Dieu solitaire, réfugié dans la nuit comme un père humilié entre les liras de sa dernière fille, consommant lentement son angoisse humaine dans l’effusion du sang et des larmes sous les noirs oliviers... [...] Alors, elle se couche à ses pieds, elle s’écrase contre le sol, elle sent sur sa poitrine et sur ses joues l’âcre fraîcheur de la terre, cette terre qui vient de boire, avec une avidité furieuse, l’eau de ces yeux ineffables dont un seul regard en créant l’univers, a contenu toutes les aurores et tous les soirs.
19On a pu remarquer, dans les premières lignes citées, la succession de notations d’instantanéités. Puis le présent de Chantal, jeune fille du début du XXe siècle, vient coïncider avec le présent du Christ à Gethsémani, deux mille ans plus tôt (on note d’ailleurs le réalisme de sensations très physiques : « l’âcre fraîcheur de la terre »). Les derniers mots cités nous renvoient d’ailleurs à l’instant de la Création (« en créant l’univers ») à laquelle le Christ a opéré (« Au commencement était le Verbe [...] Tout fut par lui et sans lui rien ne fut », Jean 1, 1-3), Création qui nous renvoie ensuite à la totalité du Temps (« a contenu toutes les aurores et tous les soirs »). Dans les lignes qui suivent, le texte et la pensée de Chantal s’intériorisent dans la pensée du Christ (« Car c’est à la trahison qu’il pense »), lequel revient d’abord sur sa vie humaine passée (« Il a aimé [...], Il a aimé tout cela humainement ») puis sur ses pensées de « la veille » (la Cène) en prévision « du lendemain », et enfin sur le souci du sort éternel (« éternellement ») de Judas (p. 684). On voit l’extrême imbrication de plusieurs niveaux temporels dans ce texte qui nous fait passer (en simplifiant) de Chantal au Christ de Gethsémani, puis à la veille, et de là au lendemain... On peut dire que l’instant (l’instantanéité des étapes de la prière) a ici pour le personnage une valeur sacramentelle, au sens d’une action de Dieu dans le temps, d’une action de l’Eternel dans le temps, et d’une communication et d’une communion de l’instant (qui fait partie du temps vécu du personnage) avec l’éternité, avec le hors-temps, et en l’occurrence avec la personne éternelle du Christ14. Il s’agit là d’instants où se joue (temporellement), où se fait (temporellement) le Salut éternel du personnage, instants du temps où est en jeu la destinée éternelle de la personne, la pointe intime de sa relation à Dieu : instants qui participent donc à la fois du temps et de l’Eternité.
20Cela rejoint la dernière phrase de L’Intuition de l’instant de Bachelard (qui est, rappelons-le ici, le commentaire d'un livre de Roupnel intitulé Siloë) :
Toute la force du temps se condense dans l’instant novateur où la vue se dessille près de la fontaine de Siloë, sous le toucher d’un divin rédempteur qui nous donne d’un même geste la joie et la raison et le moyen d’être éternel par la vérité et la bonté. (op. cit. p. 95).
21Bachelard pense bien sûr ici au miracle du Christ qui rend la vue à un aveugle en lui touchant les yeux près de la fontaine de Siloë (Jean 9, 6-7). Ici, tous les mots comptent : « la force du temps se condense », « l’instant novateur », le « rédempteur » (portée éternelle de ce salut), « le moyen d’être éternel ». Cet acte qui rend la vue est, de la part de celui qui dit « Je suis la lumière du monde » (Jean 9, 5), une sorte de réédition du Fiat Lux de la Genèse. « Dieu dit : que la lumière soit ! et la lumière fut » (Genèse 1, 3) : on note l’instantanéisme de l’effectivité créatrice, la simultanéité instantanée de la Parole éternelle de Dieu et de son effectivité créatrice (« Il dit et cela est », Psaume 32, 9). La réflexion de Saint Augustin sur le temps au Livre XI des Confessions passe d’ailleurs par une réflexion sur le commencement du temps, sur le geste de la Création, geste à la fois temporel (inscrit dans le créé : c’est l’instant du début du temps, c’est le premier instant du temps) et éternel (en tant que geste de Dieu). Et l’on se souvient que les Dialogues des Carmelites de Bernanos, au moment de la mort, s’achevaient justement sur le Veni... Creator...
22L’instant du Commencement. Au Commencement. In Principio. En Arkhè. Beréshith. C’est-à-dire dans un commencement, dans un principe. In principio : nous sommes ici à l’articulation de l’Eternité et du premier instant, dans l’instant de l’articulation de l’Eternité et du temps. Dans les textes bibliques, les actes de Dieu ne sont ni passés, ni présents, ni futurs, mais tout cela à la fois. L’hébreu (langue où le sens théologique est inscrit dans la grammaire) ne connaît pas ces catégories temporelles, mais l’alternance de l’accompli et de l’inaccompli. La forme verbale wayyo’mer (« Et [Dieu] dit », Genèsel,3) se construit à partir de l’accompli ‘amar (équivalent approximatif d’un passé : il dit), transformé en inaccompli par le yod préfixé (équivalent approximatif d’un futur) retransformé en accompli par la préposition « w » à valeur à la fois conjonctive et inversive : wayyo’mer (et il dit). L’instantanéisme de l’action créatrice intègre donc (et transcende) la totalité du temps, se fait dans ce va-et-vient perpetuel passé/futur, dans ce battement d’un passé qui intègre le futur15.
23In Principio. In Principio erat Verbum : ce Principe (comme l’indique Saint Augustin au livre XI des Confessions en se référant au début de l’Evangile de Jean), c’est le Verbe, le Christ, à la fois éternel (nature divine) et temporel (nature humaine). Dans la perspective chrétienne, l’Incarnation du Christ est la clé de cette ambivalence de ces événements qui se jouent sur les deux plans du temporel (nature humaine) et de l’éternel (nature divine)16. De même la mort du Christ est-elle située historiquement (« sous Ponce Pilate ») tout en ayant la dimension éternelle de l’éternelle souffrance de Dieu : deux points de vue sur la même réalité (le point de vue de la terre, historique ; et le point de vue de Dieu, éternel). La Résurrection aussi est d’une part située historiquement (un moment de la nuit de Pâques, moment de la sortie du tombeau, que tant de tableaux ont tenté de fixer), et est d’autre part un état ou un ergon permanent de la personne éternelle du Christ, inscrit en sa nature divine éternelle. Déjà au Buisson Ardent Dieu révélait son Nom (Je suis celui qui Suis, Je suis « Je suis », Ehieh asher ehieh, Exode 3, 14) à travers la forme archaïque d’un verbe être qui aurait les marques de tous les temps. Et cela dans un buisson qui brûle (phénomène temporel) et ne se consume pas (dimension éternelle). Plus près de nous, Edmond Jabès exprimera cette situation de Dieu à la fois en son éternité et dans la temporalité de nos instants : « Dieu lui-même ne peut parler pour l'éternité sans réduire cette éternité à l’instant où Il parle, de sorte que c’est à un instant éternisé que nous faisons allusion lorsque nous disons que la parole divine est éternelle »17.
24* Jusqu’à présent, nous avons abordé l’instant dans sa relation à l’éternité. On trouve une expression assez saisissante de ces instants d’éternité dans un propos de Kirilov, l’un des personnages principaux des Possédés de Dostoïevski :
Il y a des instants, ils durent cinq ou six secondes, quand vous sentez soudain la présence de l’harmonie éternelle, vous l’avez atteinte. Ce n’est pas terrestre : je ne veux pas dire que ce soit une chose céleste, mais que l’homme sous son aspect terrestre est incapable de la supporter. Il doit se transformer physiquement ou mourir. C’est un sentiment clair, indiscutable, absolu. Vous saisissez tout à coup la nature entière et vous dites : oui, c’est bien comme ça, c’est vrai. Quand Dieu a créé le monde il a dit à la fin de chaque jour : « oui, c’est bien, c’est juste, c’est vrai. » Ce n’est pas de l’attendrissement... c’est autre chose, c’est de la joie [...]. Et une joie si immense avec ça ! Si elle durait plus de cinq secondes, l’âme ne la supporterait pas et devrait disparaître. En ces cinq secondes je vis toute une vie et je donnerais pour elles toute ma vie, car elles le valent. Pour supporter cela dix secondes, il faudrait se transformer physiquement. [...]
- Vous n’êtes pas épileptique ?
- Non.
- Vous le deviendrez. Faites attention, Kirilov : j’ai entendu dire que c’était précisément ainsi que débutait l’épilepsie. Un épileptique m’a décrit en détail les sensations qui précédaient ses crises : c’est exactement votre état ; il parlait lui aussi de cinq secondes et disait qu’il était impossible de supporter cela plus longtemps. Rappelez-vous la cruche de Mahomet, qui n’avait pas eu le temps de se vider tandis que Mahomet faisait à cheval le tour du paradis. La cruche, ce sont vos cinq secondes, et cela ne ressemble que trop à votre harmonie ; or Mahomet était épileptique. Faites attention à l’épilepsie, Kirilov.
- Elle n’aura pas le temps de m’atteindre », fit Kirilov avec un sourire paisible18.
25Si la description de Kirilov dans son ensemble, et la référence à Mahomet, évoquent bien l’intensité d’une expérience mystique qui condense en un instant la sensation de l’éternité, la dernière phrase de Kirilov est, de façon plus inquiétante, l’annonce de son suicide. Si le récit bernanosien nous a montré jusqu’à présent des instants travaillés par l’irruption de l’éternité ou de l’action divine, des instants qui sortaient du temps vers l’Eternité de Dieu, il nous faut aussi aborder maintenant des instants travaillés par l’irruption d’un surnaturel qui irait dans le sens contraire, des instants qui sortent du temps en direction du Néant : non plus des instants redynamisés par l’action créatrice ou recréatrice ou rédemptrice de Dieu, mais des instants anéantis par la force négatrice du Mal.
III- INSTANT ET NÉANT
26Au début de L’Imposture (deuxième roman de Bernanos), l’Abbé Cénabre découvre qu’il n’a plus la foi. Cette révélation négative, exactement le contraire de l’expérience mystique de Chantal à la fin de La Joie, a lieu dans une succession d’instants décisifs où s’ouvrent les précipices du Néant :
Il s’approche encore de la fenêtre, appuie sur les vitres son front têtu. Le vent souffle au carrefour. La rue est vide et sonore. Il s’écarte avec dégoût.
Alors... Cela vint lentement, posément, gagna lentement son niveau. Jamais les choses de rien ne le retinrent avec plus de douceur qu’en cet instant solennel. [...] Malgré lui, ainsi qu’une bête échappée, sa pensée court déjà sur la route enfin ouverte. C’est peu dire qu’il n’en est plus maître, elle est maintenant hors de lui, une chose étrangère, une pierre qui tombe... [...]. Déjà la pensée, l’unique, la précieuse, la dangereuse pensée jaillie de lui est descendue bien plus avant, hors de toute atteinte, glisse à travers les ténèbres ainsi que le poids d’une sonde. Elle ne s’arrêtera qu’au but, s’il existe. L’homme suspendu par ses mains défaillantes, à demi ouvertes, au dessus du gouffre, n’écoute pas avec plus d’angoisse la chute vaine et bondissante des pierres. Le vide qui s’ouvre, la vertigineuse plongée arrache enfin une parole à l’abbé Cénabre :
« Dieu », dit-il.
Mais alors... un coup assené n’arrive pas plus prompt... à peine effacée dans l’air la parole inconsistante, un silence inouï, formidable, tomba sur lui comme une masse de plomb. Telle fut la brusquerie de l’attaque, et si totale cette soudaine défaillance de l’âme [...].
« Je ne crois plus », s’écria-t-il d’une voix sinistre.
La tentation nous exerce, le doute est un supplice sagace, mais l’abbé Cénabre ne doutait point, et il n’était pas tenté. De ces épreuves à la morne évidence exprimée par son dernier cri, il y avait justement ce qui distingue l’absence du néant. La place n’est pas vide, il n’y a pas de place du tout ; il n’y a rien. (Pléiade p. 331-334).
27On remarque tout au long du texte la soudaineté des étapes de cette révélation. Le temps semble se précipiter, se téléscoper sur lui-même (« déjà la pensée est descendue », « à peine effacée »...), le « choc » de cette pensée est même ressenti avant que cette pensée puisse être formulée en mots (« Je ne crois plus »), car le temps est ici soudain envahi d’un néant qui le fait comme s’effondrer sur lui-même. Ce vide est non seulement thématisé dans le texte (« la rue est vide », « les ténèbres », le « gouffre », la « chute », « le vide qui s’ouvre, la vertigineuse plongée », « un silence », « néant », « vide », « rien »), mais il est aussi rendu sensible dans l’écriture (la ligne de points de suspension, les phrases interrompues : « Alors... », « Mais alors... »), et c’est surtout la sensation du vide de Dieu. Ce vide envahit non seulement la perception physique de l’espace, mais aussi le déroulement et la saisie du temps.
28La brusquerie temporelle de ces instants de néant se retrouvera plus théoriquement exprimée par Bernanos, dans les réflexions sur l’instant du suicide à la fin de Nouvelle histoire de Mouchette :
C’est à ce moment, et pour ce motif futile, que la pitié qu’elle commençait de ressentir pour elle-même se dissipa d’un seul coup. On croit généralement que l’acte du suicide est un acte semblable aux autres, c’est-à-dire le dernier maillon d’une longue chaîne de réflexions ou du moins d’images, la conclusion d’un débat suprême entre l’instinct vital et un autre instinct, plus mystérieux, de renoncement, de refus. Il n’en est pas ainsi, cependant. Si l’on excepte certaines formes d’obsessions qui ne relèvent que de l’aliéniste, le geste suicidaire reste un phénomène inexplicable, d’une soudaineté effrayante, qui fait penser à ces décompositions chimiques sur lesquelles la science à la mode, encore balbutiante, ne fournit que des hypothèses absurdes ou contradictoires (Pléiade p. 1339).
29Bernanos rejette ici toute interprétation déterministe qui serait fondée sur une conception linéaire et continue de la temporalité. Au contraire, nous retrouvons ici comme chez Kundera analysant Tolstoï, l’idée d’un surgissement a-causal de l’acte. La dernière phrase de Nouvelle histoire de Mouchette illustrera d’ailleurs une certaine précipitation du temps où plusieurs instants semblent se superposer dans celui du suicide : « Et, pivotant doucement sur ses reins, elle crut sentir la vie se dérober sous elle, tandis que montait à ses narines l’odeur même de la tombe » (Pléiade p. 1345). La construction de la phrase permet que trois actions (au moins) adviennent simultanément dans le même instant. L’action du participe présent, l’action de la proposition principale « elle crut sentir » (développée par la proposition infinitive), et l’action de la proposition circonstancielle de temps à valeur de simultanéité « tandis que... ». Et à cela s’ajoute d’ailleurs la prolepse « de la tombe », qui nous projette au-delà de la temporalité du récit proprement dit : l’oeuvre se termine à la fois dans l’ici-bas physique (« sentir l’odeur ») et dans l’au-delà du récit (« la tombe »)19.
30Cet aspect soudain, instantané, précipité, du suicide, chez Bernanos, se retrouve chez Dostoïevski avec par exemple le suicide de Kirilov dans les Possédés :
Ce qui suivit fut si effroyable et si rapide que Piotr Stépanovitch ne parvint jamais à rétablir exactement l’ordre des faits. A peine eut-il touché Kirilov que celui-ci, se baissant brusquement, d’un coup de tête lui fit tomber la bougie des mains ; le bougeoir roula à terre avec un grand bruit et la bougie s’éteignit. Au même instant Piotr Stépanovitch sentit [...]
Il se précipita hors de la chambre en tâtonnant dans les ténèbres, poursuivi par des cris terribles : « Tout de suite ! Tout de suite ! Tout de suite !... » – Une dizaine de fois.
Mais il courait toujours et il était déjà dans le vestibule quand retentit un coup de feu ; alors il s’arrêta et [...]20.
31Et à la page suivante le texte précise : « la mort avait dû être instantanée ».
32Cette précipitation du temps, où des instants normalement successifs semblent vouloir se chevaucher, se télescoper, se superposer dans une sorte de compression, de concentration, de resserrement de la durée, fait aussi sentir l’irrémédiable du suicide. Cela pose d’ailleurs un problème théologique : qu’en est-il du salut du suicidé ? L’idée court ici ou là que le suicide, geste du désespoir absolu, implique la damnation (semblablement, Kirilov se suicide pour, affirmant sa liberté, s’opposer au geste de la Création divine). La position de la théologie morale du christianisme est cependant plus nuancée sur ce problème, puisque, si elle condamne bien sûr le suicide, elle ne condamne pas cependant le suicidé : car ce qu’il en est du salut de celui-ci nous n’en savons rien et nul n’en peut rien savoir ; ce qui se passe en effet dans la conscience du suicidé entre l’acte du suicide et le moment de la mort (« entre le sommet du pont et le seuil de l’au-delà » dit quelque part le Curé d’Ars, auquel Bernanos se réfère plus d’une fois) appartient au secret de Dieu. Dans cette fraction de seconde, le repentir, le retournement spirituel, est possible. Et nous sommes là exemplairement entre le temps (un instant, une fraction de seconde) et la vie éternelle (ou le néant). Le suicide est donc l’acte pour lequel le risque de privation de l’éternité est le plus grand, mais pas automatique. Et tout peut se jouer en un instant. Ce problème semble importer beaucoup à Bernanos. A propos de Mouchette, « elle ne voulait pas mourir » (Pléiade p. 1342), lisons-nous ; il s’agit donc d’un suicide involontaire en quelque sorte ; et, dans Sous le Soleil de Satan, Germaine Malorthy ne meurt pas tout de suite après son geste, mais demande à l’abbé Donissan d’être transportée à l’église : le romancier ne révèle rien alors de l’entretien, qui reste comme dans le secret de Dieu.
33Justement, dans le début de L’Imposture, peu après la scène que nous avons mentionnée tout à l’heure, l’abbé Cénabre est sur le point de se suicider. Là encore nous allons constater la précipitation des instants :
Voilà le même vertige qui l’emporte dans sa giration diabolique : le même creux dans sa poitrine, la même chaleur au front, et les épaules glacées. Rien ne pourrait mieux exprimer la violence aveugle et le désordre de sa pensée qu’un cri sauvage, et pourtant le silence est solennel. De seconde en seconde, ce silence se fait plus conpact, plus immobile, autour de son désespoir. [...] il sent qu’il a dépassé le point critique, que sa chute doit s’accélérer d’elle-même. Il n’espère pas, il ne peut même plus imaginer un retour en arrière, un arrêt dans sa descente verticale. [...] Qui peut saisir au vol l’idée meurtrière, quand elle/once sur l'âme, ainsi qu’un aigle ?... Elle est en lui. Avant qu’il l’ait seulement nommée, elle lui a sauté dans le coeur. S’il ne peut arrêter la chute inévitalde, ah ! qu’au moins il l’accélère, qu’il en finisse !... Et il en était là de cette pensée lorsqu’il vit son propre revolver dans sa main droite.
On ne peut pas dire qu’il approcha le canon de sa tempe, il se jeta dessus. C’était la minute effrayante où l’enfer n’est qu’une haine, une flamme unique sur l’âme en péril, perce tout [...]. La précision, la netteté, la force incomparable du geste furent horribles » (Pléiade, p. 371-372).
34L’acte a donc bien été réellement commis. Mais, la détente du revolver s’étant grippée, l’abbé Cénabre replace l’arme sur son crâne (l’acte est donc pleinement libre) puis s’accorde « une minute, non de réflexion, mais de répit... » (ibid.). Moins qu’une minute, seulement un instant :
Ce fut un éclair de haine qui l’éclaira. Il ne revit point son passé, il n’eut pas le temps de supputer l’avenir. Il ne pensa qu’à la vengeance qu’il allait ainsi tirer de lui-même. Oui, cette illumination n’eut que la durée d’un éclair... Que l’attente fut courte ! (ibid.).
35Or, regardant alors l’horloge, et mesurant ainsi le temps réel qui s’est écoulé depuis qu’il a repris l’arme, c’est-à-dire la durée réelle de cet instant de répit, Cénabre constate que « l’hésitation, qu’il avait crue si courte, avait duré quarante-cinq minutes ! » (Pléiade, p. 373). Quarante-cinq minutes ont donc été subjectivement réduites à la sensation d’un instant : nous avons ici une expérience du temps transformé en néant, néantisé21.
36Il y a dans l’oeuvre de Bernanos un passage où l’instant du suicide d’un personnage se répercute mystérieusement dans la vie d’un autre personnage. Il s’agit, dans le Journal d’un curé de campagne, du suicide du docteur Delbende, ressenti spirituellement par le curé de campagne qui d’ailleurs ne prendra pas pleinement conscience de ce curieux phénomène que le texte rend cependant évident. – Le curé de campagne a fait la connaissance du docteur Delbende, qui est un homme bon, juste et généreux ; mais le docteur Delbende est agnostique, parce qu’il ne supporte pas le scandale de la misère du monde. Le passage qui va nous intéresser est trop long pour être cité intégralement (Pléiade pp. 1112-1114), et nous n’en retiendrons que ce qui va servir à notre démonstration. Cette séquence commence par ce paragraphe écrit par le curé dans son journal :
Je ne tiens littéralement pas debout, ce matin. Les heures qui m’ont paru si longues ne me laissent aucun souvenir précis – rien que le sentiment d’un coup parti on ne sait d’où, reçu en pleine poitrine, et dont une miséricordieuse torpeur ne me permet pas encore de mesurer la gravité (Pléiade p. 1112).
37Et la séquence se termine deux pages plus loin par un paragraphe (isolé entre deux lignes de points de suspension) où le curé rapporte dans son journal la découverte du corps du docteur Delbende :
Le docteur Delbende a été retrouvé ce matin, à la lisière du bois de Bazancourt, la tête fracassée, déjà froid. Il avait roulé au fond d’un petit chemin creux, bordé de noisetiers très touffus. On suppose qu’il aura voulu tirer à lui son fusil engagé dans les branches, et le coup sera parti (Pléiade p. 1114).
38On remarque que la même expression utilisée à propos de l’instant du suicide du docteur Delbende (« le coup sera parti ») avait été employée plus haut par le curé pour parler de lui-même, sans que celui-ci ait pu à ce moment là en « mesurer la gravité ». Le suicide de Delbende a donc été ressenti physiquement et spirituellement par le curé qui pourtant n’en savait rien. Le coup s’est répercuté d’un personnage à l’autre. Substitution narrative qui suggère une mystérieuse substitution spirituelle. Entre le début et la fin de cette séquence, d’autres éléments vont dans le même sens ; le curé écrit en effet dans son journal : « je pense à moi comme à un mort », « j’étais couché au bord du vide, du néant, comme un mendiant, comme un ivrogne, comme un mort, et j’attendais qu’on me ramassât » ; ou plus allusivement : « la nuit entre en moi par je ne sais quelle inconcevable, quelle inimaginable brèche de l’âme. Je suis moi-même nuit » ; et de façon plus imagée : « Il me semble avoir fait à rebours tout le chemin parcouru depuis que Dieu m’a tiré de rien. Je n’ai d’abord été que cette étincelle, ce grain de poussière rougeoyant de la divine charité. Je ne suis plus que cela de nouveau dans l’insondable Nuit. Mais le grain de poussière ne rougeoie presque plus, va s’éteindre ». Autant d’expressions qui montrent que le curé, dans ces jours de crise spirituelle, s’identifie à un mort, et ressent en lui-même ce processus de décréation, d’anti-création, de retour au néant, qu’est le suicide : le curé de campagne a spirituellement communié à la mort de Delbende et notamment à l’instant du suicide. Pourtant, peu avant la fin de la séquence, apparaît un passage étonnamment heureux :
La matinée est si claire, si douce, et d’une légèreté merveilleuse...
Quand j’étais tout enfant, il m’arrivait de me blottir, à l’aube, dans une de ces haies ruisselantes, et je revenais à la maison trempé, grelottant, heureux, pour y recevoir une claque de ma pauvre maman, et un grand bol de lait bouillant.
Tout le jour, je n’ai eu en tête que des images d’enfance.
39Il s’agit là d’images de résurrection : ces images de retour à l’enfance sont claires lorsqu’on se souvient que pour Bernanos la mort est la résurrection de l’enfant qui est resté au plus profond de nous et qui entre dans le Royaume de Dieu (fin de la Préface des Grands Cimetières sous la lune) ; ce retour à la maison maternelle, c’est l’image du retour à la maison du Père : signe discrètement inscrit dans le texte (grâce à l’idée de la communion spirituelle des deux personnages) que pour Delbende le suicidé le Royaume de Dieu reste ouvert, l’Eternité reste ouverte22.
40Semblablement, à la fin de La Joie (roman qui est le second volet du diptyque dont L’Imposture est le premier) nous trouvons aussi une transmission spirituelle instantanée d’un personnage à l’autre. Après la mort christique de Chantal de Clergerie, l’abbé Cénabre retrouve fulguramment la foi à la dernière ligne du roman : « Pater Noster, dit Cénabre d’une voix surnaturelle. Et il tomba la face en avant » (Pléiade p. 724). Le texte du roman (et même du diptyque) s’achève sur ce bord abrupt et fulgurant, sur cet instant qui (par l’intermédiaire de la Communion des Saints à la fois temporelle et éternelle) remet Cénabre dans le régime de l’éternité.
41Ces deux exemples de communion spirituelle instantanée nous font percevoir l’instant comme co-in-cidence, point d’intersection de deux lignes (ou de deux personnes) qui se rencontrent. – Signalons à ce propos que le terme hébreu ‘éth signifie, comme le kaïros grec, l’instant propice, le moment favorable ; ce mot est de la même racine que mô’édh qui signifie le temps fixé, ou le lieu de rencontre, le lieu de rendez-vous : c’est le terme employé dans l'Exode pour désigner le tabernacle de l’Arche comme lieu de rendez-vous où Moïse et Dieu se rencontrent, où l’homme et L’Eternel sont en Alliance ; la racine verbale est ya’ad, qui veut dire : fixer un temps, fixer un lieu de rendez-vous, ou encore : faire comparaître au tribunal pour un jugement (ou pour le Jugement, instance ultime).
42* Notre étude nous a donc plusieurs fois montré que, dès lors qu’un instant a une portée spirituelle qui met en jeu le Salut d’un personnage (soit en direction de l’éternité de Dieu, soit en direction du néant), il subit chez Bernanos un traitement narratologique particulier. Nous voudrions maintenant étudier de façon plus formelle ces distorsions, ces tensions de l’instant.
IV- TENSIONS DANS L’INSTANT
1- Ellipse de l’instant
43L’écriture bernanosienne a la particularité de souvent nous transporter d’un seul coup au-delà d’un moment important, qui, de ce fait, n’est pas à proprement parler narré. La discontinuité du récit fait alors sentir l’aspect ponctuel de l’événement. C’est le cas par exemple à la fin de ce chapitre de Nouvelle histoire de Mouchette (Mouchette, au chevet de sa mère malade, est sur le point de lui confier le viol dont elle vient d’être victime) :
Elle [la mère] a posé doucement, presque timidement, sa dure main contre la nuque enfantine. Veut-elle ainsi s’excuser d’une tendresse qui doit paraître insolite à la fille silencieuse dont elle n’a pu tirer aucune parole de compassion ? Un instant, la petite tête obstinée résiste imperceptiblement, puis glisse tout à coup sur la poitrine maternelle, s’abandonne, avec un gémissement de fatigue, et comme au terme de son effort.
« Maman, commence-t-elle, faut que je te dise... »
La morte n’a rien entendu. (Pléiade p. 1314)
44Entre la parole de Mouchette et la dernière phrase du texte, dans la discontinuité des deux phrases-paragraphes isolées par la disposition, il y a eu ellipse de l’instant de la mort de la mère. Nous sommes passés du présent (inaccompli : « commence-t-elle ») au passé composé (rétrospectif : « n’a rien entendu ») d’autant plus accompli que le sujet de la phrase est « la morte » : au moment où Mouchette parle la mère était donc déjà morte. Le contraste est violent entre le verbe « commencer » qui implique un moment de suspens, et l’idée de fin radicale de la dernière phrase (et le silence de la fin du chapitre) ; contraste d’autant plus marqué que les mots prononcés sont tout simples et de style familier. L’effet est saisissant, d’une parole adressée mais dont celle qui la prononce ne sait pas qu’elle 11e résonne que dans le vide. Cette distorsion narratologique du temps autour de l’instant de la mort de la mère correspond au moment de l’entrée dans l’éternel, dans le surnaturel. Quelque chose de sur-naturel se passe d'ailleurs en Mouchette qui pour la première fois, dans ce « tout à coup », cède à la tendresse, « s’abandonne » près de sa mère. Le divin, la surnature (la mort de la mère ; Mouchette cède à la tendresse) travaille le texte à tous les niveaux.
45On trouve un effet semblable dans la narration de la mort de Monsieur Ouine. Ouine est un personnage qui représente le mal absolu ; tout l’univers qui l’entoure est envahi de néant, de vide, de désespoir ; Ouine est un symbole du néant qui envahit le monde. D’où l’étonnante structure lacunaire de ce roman, pour exprimer ce mystère du Mal, pour donner forme à ce qui n’en peut avoir. Le lecteur est sans cesse appelé à rétablir lui-même la cohérence narrative et chronologique, en fonction de bribes de récit qui émergent d’un fond d’ellipse généralisée. – Ouine est donc ici sur le point de mourir ; il est en compagnie de l’adolescent Steeny, et vient de dire qu’il n’est « qu’orifice, aspiration, engloutissement corps et âme, béant de toute part » (Pléiade p. 1551) : « Je me vois maintenant jusqu’au fond [...] Il n’y a rien. Retenez ce mot : rien » (Pléiade p. 1550). Ouine continue de parler, riant « à petits coups » :
Le petit bruit de son rire s’élevait à peine au-dessus du silence, il ressemblait maintenant au hoquet de l'eau dans l’ornière d’argile, au cliquetis de l’averse sur les cailloux, à n’importe quel murmure inintelligible des choses, il n’avait plus aucun sens humain. Qu’il sortît de ce corps pesant, affaissé sous ses hardes, dans la blancheur livide du lit bouleversé, n’étonnait même pas Steeny. Et d’ailleurs cela ne s’élevait pas, cela coulait de l’ombre ainsi qu’un mince filet limoneux, insaisissable, intarissable, c’était sans commencement ni fin.
« Eh bien quoi ! sans vous commander, monsieur Steeny, vous pourriez me prêter la main, je ne suis pas assez forte pour le manier... »
(D’où vient ce bruit de source ?... C’est le médecin qui se lave les mains, la cuvette posée à terre contre ses jambes.)
« Si le décès remonte à deux heures, c’est donc vrai que le monsieur a passé quand je venais de descendre [...] » (Pléiade p. 1560-1561).
46La narration a procédé ici à l’ellipse de la mort de Ouine : le texte nous transporte d’un seul coup deux heures plus tard, – alors que, pour Steeny aucun temps n’a passé, cette durée de deux heures a été néantisée, réduite à l’instant sans durée figuré par le blanc (qui apparaît cependant dans le prolongement indéfini des imparfaits du premier paragraphe, auxquels succèdent les présents du paragraphe entre parenthèses). Ce qui était explicite dans L’Imposture (quarante-cinq minutes réduites à un instant) est implicite dans ce passage de Monsieur Ouine. Et ce roman est plein de telles distorsions chronologiques. Plus encore que Cénabre, Ouine impose au romancier une écriture qui fasse percevoir le néant qui envahit même le temps, qui le troue de son action dissolutrice. Il y a donc ellipse de la mort de Ouine, et pourtant continuité par le bruit de l’écoulement : le rire de Ouine est comparé au « hoquet de l’eau », au « cliquetis de l’averse », « cela coulait »... et ce même « bruit de source » est ensuite celui du médecin qui se lave les mains. L’écriture réalise ici la fusion d’une saisissante discontinuité (chronologique) et d’une non moins saisissante continuité (thématique).
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