02-04-24- COMMENT ITELE EST DEVENUE CNEWS, FABRIQUE QUOTIDIENNE DE LA HAINE (MEDIAPART)
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Ce matin de l’été 2023, la rédaction est sous le choc. Le mot « CNews » est affiché sur un mur des toilettes des femmes de la chaîne. On n’y voit pas le logo rouge et noir habituel : quelqu’un s’est servi de ses excréments pour maculer le mur. Mais qui ?
Dans l’immeuble de CNews, les hypothèses fusent et la traque commence. Le directeur général de CNews, Serge Nedjar, visionne les images de vidéosurveillance, souhaite que l’on prélève de l’ADN et promet de retrouver le coupable.
Aujourd’hui, les journalistes de la chaîne ne connaissent pas le fin mot de l’histoire, mais ne sont pas si surpris par ce débordement. « On se dit que c’est un salarié qui a voulu exprimer sa colère et son mal-être », confie l’un d’eux. En interne en effet, plusieurs dénoncent le virage « réactionnaire » et « extrémiste » de CNews, tout comme les méthodes « brutales » de sa direction.
Plus de trente journalistes travaillant ou ayant travaillé pour la chaîne ont accepté de témoigner pour dévoiler les coulisses de « la fabrique quotidienne de la haine », ainsi que certains surnomment leur média. La seule condition : rester anonyme, pour ne pas subir de représailles ou risquer des poursuites pour celles et ceux qui sont parti·es en signant une clause de non-dénigrement.
Ces journalistes racontent comment le canal 16 de la TNT fait « primer l’opinion sur l’information » et « tord les faits pour coller à une ligne ultra-réac ». Chacun et chacune détaillent l’envers d’une « rédaction hyper-cloisonnée », où les journalistes n’ont pas leur mot à dire. Sur le terrain ou en régie, ils portent la culpabilité « d’avoir contribué à lancer un monstre », en bonne voie pour devenir la première chaîne info de France.
Comment en est-on arrivé là ? Pour mieux saisir la transformation progressive de CNews en chaîne d’opinion de la droite la plus dure, il faut revenir à 2015, quand le milliardaire breton Vincent Bolloré se fait magnat des médias et prend définitivement le contrôle du groupe Canal+, après avoir déjà pris les commandes de son actionnaire, Vivendi.
Il récupère au passage i-Télé, la chaîne d’information du groupe, et place à sa tête l’un de ses fidèles, Serge Nedjar. L’homme a déjà participé au milieu des années 2000 au lancement de la chaîne Direct 8 (devenue C8) et du journal papier du groupe, Direct Matin (rebaptisé CNews Matin et disparu en 2021).
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© Photomontage Justine Vernier / Mediapart
Serge Nedjar hérite de la double casquette de directeur de la chaîne et de directeur de la rédaction. Il a rapidement l’occasion de remercier Bolloré pour sa confiance : fin 2016, la quasi-totalité de la rédaction se met en grève pour protester contre l’arrivée sur l’antenne de Jean-Marc Morandini, à l’époque mis en examen pour corruption de mineur – il a depuis été condamné.
Après un mois d’une grève historique, la plus longue de l’histoire de l’audiovisuel, la direction ne cède sur rien et montre la porte aux protestataires. La grève laisse la rédaction d’i-Télé exsangue : une centaine de journalistes, la quasi-totalité des effectifs, quitte la chaîne. Serge Nedjar hérite alors d’une mission délicate : rebâtir l’antenne, qui prend le nom de CNews en février 2017.
Les journalistes qui restent se divisent alors en trois camps. « Il y a ceux qui sont restés par absence de conviction, ceux plus rares qui ont immédiatement adhéré au personnage Bolloré, et enfin ceux qui, par faute d’opportunité professionnelle, ont été contraints de rester », se souvient un ancien rédacteur en chef.
Des sujets qui fâchent
Les premières années de CNews sont poussives et la ligne éditoriale peu affirmée. Selon les témoignages concordants que nous avons rassemblés, certaines consignes transmises aux journalistes laissent cependant présager du virage à venir. L’un affirme qu’on lui a demandé de retirer de l’antenne des images d’une manifestation contre les violences policières diffusées en appui d’un débat sur l’affaire Adama Traoré. Le terme « violences policières » est déjà proscrit depuis longtemps.
Un autre assure que Serge Nedjar lui a reproché d’avoir évoqué en direct les coupures de courant opérées par des grévistes CGT en lutte contre la réforme des retraites, en 2019. « Tu vas donner des idées aux gens », tempête-t-il, selon le récit du journaliste.
Questionnés précisément notamment sur ces points, les dirigeants de la chaîne n’ont apporté aucune réponse à Mediapart (voir notre boîte noire). Ils ne se sont pas plus expliqué sur un autre cas emblématique : en 2017, au moment où éclate l’affaire de l’emploi fictif de Penelope Fillon, Serge Nedjar interdit à ses journalistes d’en parler à l’antenne pendant plusieurs heures, au nom de la « présomption d’innocence », comme l’avait révélé le site Les Jours.
J’ai observé CNews passer d’une chaîne passablement de droite à une chaîne carrément d’extrême droite.
Un ancien reporter
Au fil des ans, les sujets que la chaîne rechigne à mettre en avant se multiplient : les diverses procédures visant le groupe Bolloré en Afrique, la condamnation de Jean-Marc Morandini en 2023, le grave accident de la route provoqué en état d’ivresse par le fils d’Éric Zemmour la même année…
Les accusations d’agressions sexuelles visant Patrick Poivre d’Arvor, à partir de début 2021, ont aussi été longtemps invisibilisées sur CNews. « Tout le monde parlait de PPDA, sauf nous. Ça me rendait folle, se souvient une ancienne de la chaîne. Un jour, le parquet me confirme une information dans ce dossier. La rédactrice en chef me dit d’attendre le temps qu’elle demande à Serge Nedjar si c’était possible, puisque PPDA a eu une émission littéraire sur CNews [de janvier 2017 à janvier 2021 – ndlr]. C’est là que j’ai su qu’on ne pouvait pas parler de lui. »
Au fil des mois, le tournant ultra-réac de la chaîne s’affirme aussi de plus en plus clairement. « J’ai observé CNews passer d’une chaîne passablement de droite à une chaîne carrément d’extrême droite », se désole un ancien reporter, finalement parti dégoûté. « N’étant ni catholique, ni xénophobe, ni réactionnaire, j’ai décidé de démissionner l’an dernier », souffle un autre.
Le tournant Zemmour
De l’avis de l’intégralité des personnes que nous avons interrogées, ce grand virage identitaire s’incarne dans la figure d’Éric Zemmour. Au mois d’octobre 2019, l’émission « Face à l’info » est lancée. Présentée par Christine Kelly, elle permet chaque soir à l’éditorialiste du Figaro Magazine, qui était déjà invité régulièrement à l’antenne, de trôner en majesté pendant une heure et de dérouler son argumentaire xénophobe et réactionnaire, quasiment sans contradiction.
La rédaction tente bien de se rebeller et organise une assemblée générale, à laquelle s’invite Pascal Praud. Le présentateur de « L’Heure des pros », déjà une figure de la chaîne, sait bien que sa seule présence inhibera la parole et endiguera tout vent contestataire. Dans la foulée, il est nommé conseiller éditorial de la chaîne. « Aujourd’hui, Pascal Praud a pris une telle place au sein de la rédaction qu’il a le dernier mot en cas de désaccord avec le directeur de l’information [Thomas Bauder, nommé fin 2016 – ndlr] », relate l’un des vétérans de la chaîne.
Zemmour est un aspirateur à audiences. Laurence Ferrari et Pascal Praud, dont les émissions sont diffusées avant et après la sienne, veulent aussi leur part du gâteau.
Un journaliste de CNews
L’émission d’Éric Zemmour fait régulièrement scandale, mais peu importe, pourvu que les audiences grimpent. Ce qu’elles font, de façon spectaculaire. Tout juste la chaîne accepte-t-elle au bout de quelques jours de passer l’émission en léger différé, afin de filtrer les propos les plus problématiques du polémiste d’extrême droite.
L’état-major de la chaîne assiste chaque jour religieusement en régie aux diatribes islamophobes et anti-migrants de l’auteur. « Un phénomène s’installe et on assiste à une “zemmourisation” de l’antenne », se souvient une journaliste. « Zemmour est un aspirateur à audiences, retrace un autre. Laurence Ferrari et Pascal Praud, dont les émissions sont diffusées avant et après la sienne, veulent aussi leur part du gâteau. En reprenant les mêmes thèmes ultra-réactionnaires, ils voient leurs audiences grimper. »
Le journaliste devient la poule aux œufs d’or de CNews, et est vite désigné comme intouchable. Lors de sa première, en octobre 2019, l’éditorialiste adresse à une cheffe d’édition une réflexion sexiste par SMS, que nous racontions déjà dans une enquête consacrée aux accusations de violences sexuelles le visant.
À la suite de l’incident, la cheffe d’édition est entendue dans le bureau de Serge Nedjar. Elle en ressort en pleurs, selon le récit de plusieurs témoins. « Nedjar l’a accusée d’avoir menti et d’avoir inventé ça pour nuire à Zemmour », témoigne l’un d’eux.
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