23-03-24-GAZA, UNE HISTOIRE D'AMOUR ET DE RESISTANCE (SUSAN ABULHAWA- INVESTIG'ACTION-MICHEL COLLON)
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Gaza: Une histoire d’amour et de résistance
SUSAN ABULHAWA
L'écrivaine Susan Abulhawa était à Gaza en février et début mars. Bouleversée par les rencontres sur place, elle en revient avec une histoire qui pourrait sembler banale, celle de deux fiancés qui s'aiment. Mais à Gaza, cette histoire prend une tout autre dimension. Et le grand mérite de ce récit, c'est de montrer le visage des Palestiniens, à contre-courant de la froideur des chiffres et du processus de déshumanisation de la propagande israélienne. (I'A)
Layan est couchée sur un lit d’hôpital, les membres brisés et brûlés, maintenus ensemble à l’aide de tiges métalliques de fixation externe, de greffes de peau et de pansements.
Ses blessures sont telles que Layan (ce n’est pas son vrai nom) est immobilisée en position couchée et qu’elle ne peut bouger sauf pour tourner la tête d’un côté ou de l’autre, en une demi-circonférence qui déplace sa vision depuis un mur, en passant par le drap de lit, pour découvrir une pièce où se trouvent d’autres femmes – comme elle – dont la vie et le corps ont à jamais éclaté sous les bombes et les balles israéliennes.
Une femme dort par terre à proximité du lit de Layan afin de veiller sur elle, parce que l’hôpital manque dramatiquement de personnel et qu’il est utilisé au maximum. Je l’appellerai Ghada afin de masquer son nom réel.
Tout de suite, j’ai compris clairement qu’elles étaient parentes, toutes deux n’ayant guère plus de vingt ans. « Nous sommes sœurs », confirment-elles.
Même dans la pire des situations, elles sont étonnamment belles. Pour leur sécurité, je ne décrirai pas leurs caractéristiques physiques, mais elles possèdent un autre genre de beauté que l’on ne peut que ressentir.
C’est dans la façon dont elles s’occupent tendrement l’une de l’autre, plaisantent et rient dans un monde qui ne cesse d’engendrer pour elles de la misère.
C’est dans la façon dont elles m’ont accueillie dans leur cercle étroit, qu’elles ont attendu chaque jour que je leur rende visite et qu’elles m’ont finalement confié de précieuses informations, informations qu’elles m’ont permis aujourd’hui de rapporter.
Rien ne sera publié sans leur accord préalable. L’identification des détails a été modifiée ou omise, même s’il ne s’agit ici que d’une histoire d’amour, pour la simple raison que même l’amour palestinien est perçu comme une menace.
Leur histoire d’amour n’a rien d’extraordinaire, ni n’est du genre interdit et dramatique qui constitue la base des pièces et des films shakespeariens.
En fait, il est suffisamment ordinaire pour qu’on puisse en dire qu’il suscite l’ennui. Sauf que l’amour de la vie de Layan, son bien-aimé mari Laith (ce n’est pas son vrai nom non plus) est un combattant de la résistance palestinienne, un groupe de personnes tellement vilipendées et déshumanisées dans le discours populaire occidental que la plupart des gens peuvent à peine s’imaginer qu’ils pourraient posséder une sensibilité ou une capacité d’amour.
Ghada masse le cou et les épaules de Layan, pendant que je tiens devant ses yeux le téléphone mobile qu’elles se partagent et que je fais défiler les photos selon les instructions de Layan.
Ce sont des photos de sa vie avec Laith, en des temps meilleurs. Des réunions de famille, des sorties sur la plage, des étreintes amoureuses, des poses de bonheur, des selfies souriants.
Je me rends compte que les deux femmes ont perdu beaucoup de poids et j’imagine que Laith en a perdu plus encore. Sur les photos, il est beau, avec des yeux gentils qui révèlent une grande générosité.
La façon dont il regarde Layan sur certaines des photos est douloureusement tendre.
« Retourne en arrière d’une photo », me dit Layan. « C’est le jour où nous nous sommes fiancés » et, quelques photos plus tard : « C’était lors de notre lune de miel. »
Elle veut me raconter chaque détail de ces jours et je l’écoute avec bonheur, en regardant son visage ouvert au soleil des souvenirs qui habitent et animent son corps quand elle parle.
Ils ressemblent à n’importe quel jeune couple – profondément amoureux, empli d’espoir et débordant de rêves. Ils ont économisé pour construire une modeste maison sur la terre familiale, en empruntant une somme importante à la banque afin de pouvoir terminer les travaux.
Layan et Laith ont passé plus d’un an à choisir les carrelages, les armoires de cuisine et autres finitions. Un jour, Laith est revenu à la maison avec un chat qu’il avait sauvé de la rue.
Une semaine plus tard, il en a ramené un autre, qui était blessé. « Je ne pouvais pas le laisser souffrir et mourir », dit-il a Layan quand elle proteste.
L’homme que Layan décrit est un mari aimant qui lui a écrit des lettres d’amour et qui lui laissait des notes amusantes un peu partout dans la maison afin qu’elle les découvre quand il était au travail, et qu’elle a toutes gardées dans un boîte violette en plastique, séparées les unes des autres par des lettres d’amour plus longues.
Elle décrit un fils et frère dévoué, qui rendait visite à sa mère chaque jour et soutenait ses frères et sœurs contre tout ce que la vie pouvait mettre en travers de leur route ; un oncle amusant adoré de ses nièces et neveux ; un ange gardien et un protecteur naturel qui nourrissait et abreuvait les animaux errants dans la rue ; un homme enraciné dans les valeurs islamiques de la miséricorde et de la justice ; un fils du sol prenant les armes avec altruisme pour libérer son pays des cruels colonisateurs étrangers.
Leur famille est résolument engagée dans la libération nationale, disposée et prête à se sacrifier pour notre patrie partagée ; pour la simple dignité de prier dans la mosquée al-Aqsa et de parcourir les collines sur les pas de leurs ancêtres.
Une foi profonde
Le couple a tenté sans succès de concevoir et cela ennuie Layan de ne pas encore avoir de bébé. Mais elle s’empresse de chasser la déception en se soumettant à la volonté de Dieu.
« Alhamdulillah », dit-elle.
Tout le monde en revient à cette petite phrase. Dieu a un plan pour chaque personne et qui sommes-nous pour le remettre en question, dit-elle.
C’est une famille d’une foi profonde dans une société déjà profondément ancrée dans la foi.
« Mais nous sommes fatigués », ajoutent parfois les gens. « C’est beaucoup. »
« Alhamdulillah », de nouveau.
Mais, personnellement, je suis enragée et j’exprime souvent un désir de vengeance divine. Eux pas.
« Dieu leur demandera des comptes en son propre temps », dit Layan.
Ils ont vécu moins d’un an dans leur nouvelle maison, quand Israël s’est mis à bombarder Gaza. « J’ai pu à peine en profiter », dit Layan.
Ils ne savaient pas ce qui allait se passer ce jour-là, mais Laith savait qu’il devait rassembler les membres de sa famille et les envoyer se mettre en sûreté avant de pouvoir empoigner son fusil et se rendre au combat. Il avait fait promettre à Layan de prendre les deux chats.
« Ce n’est pas le moment pour ça », avait-elle dit. Mais il n’avait pas cédé. « Ce sont des âmes sous notre protection. Seuls, ils ne survivront pas ».
Il lui avait baisé le front, en affirmation d’un amour et d’une dévotion inviolables.
Il l’avait embrassée sur les lèvres, sur les joues, dans le cou. Et elle l’avait embrassé avec les mêmes forces qui l’agitaient aussi.
Ils s’étaient tenus tous deux en une longue étreinte étroite, souhaitant de se retrouver tous deux, par la volonté de Dieu, sinon dans cette vie, du moins dans l’au-delà. Une Layan au bord des larmes avait prié pour sa sécurité à lui, implorant Dieu sans arrêt de protéger son bien-aimé.
Elle priait encore chaque jour pour lui quand je la rencontrai, cinq mois après ce douloureux adieu. Elle avait appris qu’il avait été capturé par les Israéliens, mais elle ne savait pas s’il était vivant ou mort.
Je comprenais, et elle aussi, certainement, qu’il avait été au moins torturé et qu’il l’était probablement encore, mais nous ne parlions pas de cette certitude, de peur que le simple fait de l’évoquer ne lui donne vie d’une façon ou d’une autre.
Il n’avait pas fallu attendre longtemps après leur départ pour qu’Israël réduise leur nouvelle maison en décombres en quelques secondes à peine. Layan y était retournée quelques semaines plus tard, histoire de voir ce qu’elle pouvait retrouver de leurs existences.
Miraculeusement, la boîte de plastique violet contenant leurs lettres d’amour avait survécu, intacte, alors que tout ce qu’ils possédaient d’autre avait été réduit en poussière.
Note d'Yvan Balchoy
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