18-03-24- SONDAGES TENDANCIEUX EN FRANCE SURTOUT SOUS L'IMPULSION DE L'EXTRÊME DROITE
De l’art de poser des questions simplistes, d’éviter soigneusement toute réflexion des sondés, dans le but de distiller la peur et la haine.
Faire un bon sondage, c’est-à-dire essayer à partir d’un échantillon aléatoire d’une population ou d’un échantillon représentant au mieux les différentes catégories de cette même population — la méthode des quotas — de tirer des conclusions pour une population entière est un vrai métier reposant sur des méthodes éprouvées, même si elles sont imparfaites. En effet, de multiples problèmes se posent pour chaque sondage et ceux-ci sont décrits par les instituts de sondage, mais aussi par l’Insee qui produit des enquêtes allant bien au-delà des sondages d’opinion.
https://regards.fr/sondages-tendancieux-de-cnews-aussi-dangereux-que-les-contrefacons/
Un des problèmes les plus importants, une fois qu’on a sélectionné l’échantillon à utiliser, est d’éviter les questions mal posées ou biaisées. Une question mal posée risque d’être mal comprise ou d’empêcher une réponse pertinente, comme par exemple « Mangez-vous du pain aux repas ? » : que répondre si vous n’en mangez pas à chaque repas ? Les questions biaisées ou tendancieuses sont encore plus gênantes, car suggérant une réponse de l’enquêté. À la question « Seriez-vous inquiet si un délinquant récidiviste s’installait près de chez vous ? », sans autre précision, on peut être sûr que la réponse sera oui à près de 100%. Une telle question semble une caricature et — bien sûr — jamais aucun institut de sondage n’oserait la poser. Toutefois, il en est pour les sondages comme pour les publications scientifiques dont on sait que certaines rapportent des fraudes, en pleine connaissance des auteurs. Si se livrer à la fraude scientifique est le déshonneur d’un chercheur, réaliser des sondages ne visant qu’à présenter comme étant validée par l’opinion publique la thèse promue par le client de l’institut de sondage semble tout aussi contraire à l’éthique professionnelle. Cela existe-t-il en France ? Il semble bien que oui et, comme la pomme pourrie qui gâte tout le panier, cela pourrait jeter le discrédit sur l’ensemble des enquêtes d’opinion.
L’institut de sondage CSA, propriété du groupe Bolloré qui contrôle aussi la chaîne d’information CNews, produit régulièrement des sondages pour cette chaîne. Ces sondages pour CNews ont pour première caractéristique de poser des questions simplistes et tendancieuses, du genre de celle indiquée ci-dessus, faisant appel au niveau le plus bas de la réflexion et à des émotions comme la haine ou la peur. Voici des exemples de questions (il y en a d’autres), avec leur date de publication sur CNews et le pourcentage de réponses positives, en nous limitant au mois d’octobre et de novembre.
11-10-23 : « Faut-il systématiquement interdire les partis et associations qui font l’apologie du terrorisme islamique ? », 86%.
18-10-23 : « Faut-il expulser tous les étrangers fichés S du territoire français ? », 87%.
08-11-23 : « Immigration : faut-il stopper le regroupement familial ? », 61%.
09-11-23 : « Immigration : faut-il durcir les critères de naturalisation ? », 76%.
11-11-23 : « Selon vous, y a-t-il trop d’étrangers extra-européens en France ? », 66%.
16-11-23 : « Faut-il arrêter de verser des minima sociaux aux étrangers ? », 67%.
18-11-23 : « Faut-il interdire la grève dans les transports en commun durant les vacances scolaires ? », 49%.
23-11-23 : « Pensez-vous que l’immigration extra-européenne peut être un danger pour la France ? », 66%.
Il aurait été souhaitable d’avoir à disposition les données et résultats pour au moins un de ces sondages, et la rédaction de Regards a donc demandé à l’institut CSA les informations pour celui du 16 novembre sur les minima sociaux : le CSA n’a pas répondu.
Il est en effet important de savoir si le CSA a prodigué aux enquêtés une information leur permettant un choix éclairé et réfléchi avant de répondre. Par exemple, en ce qui concerne le fait d' »expulser tous les étrangers fichés S du territoire français », le CSA a-t-il indiqué que la fiche S, qui est un outil de suivi des personnes, a une durée de validité d’un an et « peut être renouvelée si la poursuite de la surveillance paraît nécessaire », que les fichés S « peuvent également être de simples relations d’un terroriste connu », que « la fiche S n’est pas une preuve de culpabilité », et qu’on ne peut expulser les étrangers fichés S sans infraction commise à moins de supprimer la Constitution, puisqu’un rapport du Sénat indique que « le Conseil constitutionnel a, en effet, d’ores et déjà reconnu une portée constitutionnelle au principe d’impossibilité de fonder une décision administrative sur la seule inscription dans un fichier de police » ? Bien évidemment, le CSA sait tout cela, mais a-t-il communiqué ces informations aux enquêtés, informations qui auraient montré à ces enquêtés que la question posée n’avait aucun sens ? En somme, qui approuverait l’expulsion immédiate, illégale et anti-constitutionnelle, de « tous les étrangers fichés S », comme Monsieur X, Canadien établi en France depuis 20 ans n’ayant jamais eu maille à partir avec la justice, fiché S depuis la veille simplement parce qu’il connaît Madame Y, activiste écologiste française ayant dégradé une méga-bassine et surveillée par la police car soupçonnée de préparer d’autres actions ? D’après le CSA et CNews, 87% de la population.
Les sondages du CSA pour CNews sont à la technique des sondages ce qu’est une contrefaçon au produit d’origine : cela ressemble à l’original mais la qualité est bien moindre. Hélas, comme pour les contrefaçons de plaquettes de frein, les sondages tendancieux ne sont pas seulement de piètre qualité, ils peuvent aussi être dangereux.
Toutes les questions ci-dessus ont pour première caractéristique d’être au niveau de réflexion des pires commentaires des réseaux sociaux, tout en traduisant visiblement ce qui ressemble à des obsessions de la chaîne CNews. En somme, on a affaire à une « ‘fièvre sondagière’, qui s’adresse aux passions, au réflexe immédiat, à l’instinctif, ou à l’inclination politique plutôt qu’à la réflexion, à l’estomac plutôt qu’au cerveau ». Par exemple, en ce qui concerne la réflexion, répondre oui à la question « Y a-t-il trop d’étrangers extra-européens en France ? » implique donc, en réfléchissant quelques secondes, de refuser les visas aux Étatsuniens, Canadiens, autres Américains, Israéliens, Asiatiques de tous pays — voire à expulser ceux qui sont déjà en France —, et donc pas seulement à s’attaquer aux Africains et aux Maghrébins, dont on comprend qu’ils sont probablement visés par la question. Une réflexion de l’enquêté n’est visiblement pas souhaitée, sinon la question lui présenterait les conséquences d’une réponse positive ou négative pour lui permettre un choix réfléchi. On pourrait conclure de la même manière pour le danger de « l’immigration extra-européenne ». C’est une question orientée, parlant de « danger pour la France », ce qui effraie déjà et induit une réponse positive. On a une absence de définition de l’immigration, car parle-t-on des salariés, des étudiants, des familles ? On a aussi une absence de description du danger : est-il financier ? Sécuritaire ? Sanitaire ? Bref, tout est mauvais dans cette question et ses concepteurs le savaient parfaitement. L’institut CSA a donc posé des questions simplistes, dignes du pire comptoir du pire café du commerce, dans le but transparent d’obtenir des réponses positives liées à un état émotionnel, et pas des réponses faisant appel à la réflexion de l’enquêté. Dans cette affaire du CSA et de CNews, il ne s’agit pas d’une simple mauvaise interprétation des résultats du sondage, interprétation allant dans le sens des conceptions de celui qui a commandé le sondage, comme illustré ici (détails du sondage ici), mais de la conception même du sondage.
Cela ne veut pas dire que le CSA soit incapable de poser des questions non simplistes, comme le montre son étude pour Médecins du Monde sur l’Aide médicale d’État. Dans cette étude, le CSA demande à un échantillon de personnes « Êtes-vous pour ou contre de l’Aide Médicale d’État (ou AME) ? », en précisant que « l’Aide Médicale d’État (ou AME) permet aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins de première nécessité gratuitement en France », contre : 43%. Une semaine plus tard, la même question est posée aux mêmes personnes, mais en décrivant mieux les caractéristiques de l’AME, « afin de pouvoir mesurer l’évolution de l’opinion sur la question de l’AME quand elle est informée » : « L’Aide Médicale d’État permet aux étrangers en situation irrégulière d’avoir accès gratuitement aux soins de première nécessité. Sont exclus certains médicaments ainsi que des actes et des soins considérés comme non essentiels (cures thermales, PMA…). L’AME ne prend pas en charge les dépassements d’honoraires. Elle permet, par un traitement précoce des pathologies, d’éviter une prise en charge à des stades aggravés aux urgences, souvent déjà saturées. Celles et ceux qui ne bénéficient pas de l’AME alors qu’ils le devraient sont finalement soignés en dernier ressort à l’hôpital public, occasionnant pour la Sécurité sociale des dépenses plus importantes que si la maladie avait été détectée en amont. Une personne sur deux qui pourrait bénéficier de l’AME ne la demande pas. Le budget de l’AME, c’est 0,5% du budget total de l’Assurance maladie, proportion stable depuis des années », contre : 39%. Cette étude montre que donner plus d’informations aux enquêtés les fait réfléchir et éventuellement modifie leur opinion, même si, en toute rigueur, il aurait fallu faire la seconde enquête aussi sur un autre échantillon n’ayant pas eu la première question, afin que les réponses à la seconde question ne soient pas contaminées par celles à la première, certaines personnes ne voulant pas modifier leur réponse pour ne pas être considérées comme étant versatiles.
Le CSA, visiblement pas par incompétence, mais peut-être par manque d’indépendance vis-à-vis du groupe Bolloré, produit donc des sondages pour CNews qui sont sans intérêt, car n’apportant en fait aucune information, tendancieux, et risquant de faire porter la suspicion sur la notion même de sondage et d’enquête d’opinion. On ne s’étonnera peut-être pas que Le Journal du Dimanche, lié au même groupe Bolloré, reprenne le sondage sur l’idée que « l’immigration extra-européenne peut être un danger pour la France » sans évoquer la moindre question sur sa pertinence.
Il n’est pas interdit de penser que, contrairement à un rapport du Sénat, certains rêvent « d’instaurer une sorte de démocratie d’opinion dans laquelle les acteurs de la vie politique s’efforceraient de répondre aux attentes de l’opinion telles que les révéleraient les sondages ». Quand les mêmes personnes peuvent orienter l’opinion à la fois en faisant des sondages et en les popularisant par leur presse écrite ou télévisée, on peut s’inquiéter et se demander si les rapporteurs du Sénat n’avaient pas raison. C’est d’autant plus grave si ces mêmes personnes « fabriquent » des sondages tendancieux reflétant leurs conceptions, comme certains scientifiques « fabriquent » des résultats frauduleux ou certaines entreprises des marchandises de contrefaçon.
En somme, ces sondages du CSA pour CNews sont à la technique des sondages ce qu’est une contrefaçon au produit d’origine : cela ressemble à l’original mais la qualité est bien moindre. Hélas, comme pour les contrefaçons de plaquettes de frein, les sondages tendancieux ne sont pas seulement de piètre qualité, ils peuvent aussi être dangereux. En distillant la peur et la haine.