16-08-23- DELHAISE, LE GOÛT AMER DU VRAI CAPITALISME (HENRI HOUBEN-IINVESTIG'ACTION- MICHEL COLLON)
Delhaize, le goût amer du vrai capitalisme
09 Août 2023 Henri Houben
C’est un coup de tonnerre dans le ciel déjà fort embrouillé de la grande distribution qui a retenti le lundi 7 mars 2023. Le groupe Ahold-Delhaize annonce qu’il va céder les 128 magasins qu’il détient en propre en Belgique à des franchisés. 636 établissements fonctionnent déjà sur ce mode sous les marques AD Delhaize, Proxy Delhaize et Shop & Go. Cette fois, c’est la totalité du parc immobilier destiné à la vente au détail de la multinationale belgo-néerlandaise qui passe sous ce régime.
De quoi réjouir sans doute tous les libéraux qui ne jurent que par le développement des petites et moyennes entreprises (PME), censées représenter la croissance de l’économie mondiale, en particulier en Europe. Une PME est une firme qui occupe au maximum 250 personnes. La mise sous franchise de l’ensemble des magasins transforme une grosse structure qui, fin 2021, occupait 8.864 salariés temps plein et 5.876 temps partiels [1] en une série de petites sociétés plus ou moins indépendantes, souvent de moins de 50 travailleurs. De quoi stimuler l’enthousiasme et le dynamisme dans ces nouveaux établissements et assurer une nouvelle progression pour le groupe.
Mais cette frénésie autour des PME est aussi le mot d’ordre de l’Union européenne, depuis que la Commission a institué en 2008 un « Small Business Act » [2], c’est-à-dire une loi pour favoriser les petites firmes. Dans celui-ci, il est noté : « Aussi notre capacité à valoriser le potentiel de croissance et d’innovation des petites et moyennes entreprises (PME) sera-t-elle décisive pour la prospérité future de l’Union. Dans un paysage mondial en pleine mutation, caractérisé par des changements structurels permanents et un renforcement des pressions concurrentielles, les PME jouent un rôle plus important encore dans notre société en tant que créateurs d’emplois et d’acteurs clés de la prospérité des collectivités locales et régionales. Des PME pleines de vie rendront l’Europe plus robuste et lui permettront de faire face aux incertitudes résultant de la mondialisation. » [3]
Depuis lors, dans les divers États européens, en particulier en Belgique, on ne parle plus que du rôle positif et dynamisant de cette petite structure qui détonne par rapport aux énormes « bureaucraties » des grandes multinationales. Les différents pouvoirs belges multiplient les actes pour encourager l’esprit d’entreprise et la création de nouvelles firmes. Si bien que l’administrateur délégué d’UNIZO, l’Union des entreprises indépendantes du côté néerlandophone [4], Danny Van Assche, peut s’écrier : « La Belgique est le pays européen des PME » [5].
Mais tout cela n’est que pure mystification. L’exemple de Delhaize le montre parfaitement. On détruit une grosse structure au profit de 128 établissements supposés indépendants, mais qui, en réalité, ne le sont nullement. C’est le groupe multinational qui contrôle tout le processus de distribution, en récoltant le maximum de bénéfices et en investissant le moins possible.
Au début était l’intégration verticale…
En fait, il y a dans le capitalisme un problème permanent d’adaptation des productions des fournisseurs aux besoins des clients particuliers, et ce, sur une chaîne qui part des matières premières vers le bien final livré au consommateur. La science économique traditionnelle, libérale, résout cette difficulté par un tour de passe-passe. Elle affirme que c’est le marché qui le règle. Mais celui-ci désigne tout, aussi bien l’approvisionnement entre deux sociétés indépendantes, que celui de l’acquéreur définitif ou celui entre deux filiales d’un même groupe.
Déjà au XIXe siècle, la question se posait. Face à une concurrence féroce des industriels britanniques, en particulier sur le charbon, les banques belges, surtout la Société Générale de Belgique (SGB), ont dû créer un système qui permettait de procurer du coke aux établissements métallurgiques (puis sidérurgiques) pour que ceux-ci puissent vendre des rails aux compagnies ferroviaires. C’est une première forme d’intégration verticale [6], car la SGB a racheté les firmes de ces trois secteurs, qui sinon seraient tombées en faillite [7]. Ainsi, l’établissement bancaire a créé un marché captif interne à ses propres produits.
Mais l’entrepreneur qui va consacrer cette forme de propriété et de contrôle sur l’ensemble de la chaîne est Henry Ford. Après une première tentative infructueuse, celui-ci crée en 1903, à l’âge de quarante ans, l’entreprise éponyme [8]. Son but est de fournir aux fermiers – Ford vient d’un milieu plutôt rural – un véhicule facilement accessible sur le plan technique et financier pour qu’ils puissent vendre leurs denrées sur les marchés locaux [9]. Pour cela, il faut un modèle standardisé.
Or, en ce début de construction automobile, les pièces sont achetées et utilisées un peu partout, là où elles sont disponibles. Elles ne sont pas adaptées. L’usine est constituée d’une grande salle où le châssis de la voiture est installé au centre et les ouvriers tournent autour pour assembler les composants. Le grand problème est que ceux-ci ne correspondent nullement à la place qu’ils devraient avoir dans l’assemblage. Dès lors, les travailleurs passent un temps extrêmement long pour limer ceux-ci pour qu’ils puissent s’insérer correctement à l’endroit désigné. Du coup, le véhicule est très cher, car il coûte beaucoup de travail.
Henry Ford a l’idée de reprendre les firmes qui produisent le matériel utilisé au montage et de les équiper de machines capables de fournir des pièces uniformisées. C’est sa première initiative et sans doute la plus importante. Ensuite, il dispose les salariés et les équipements dans l’ordre chronologique de la production. C’est ce qui aboutira à la création, en 1913, de la chaîne de montage.
C’est un succès phénoménal. À partir de 1914, un véhicule sur deux dans le monde sort des usines Ford. Cela restera le cas jusqu’en 1924. La firme fait la fortune de la famille.
En 1918, elle ouvre une nouvelle unité d’assemblage à River Rouge, à Dearborn, un faubourg de Detroit [10]. Progressivement, celle-ci va concentrer toute la confection de la voiture, quasiment des matières premières jusqu’au produit final. Seuls quelques éléments comme les pneus livrés par la compagnie Firestone ne sont pas fabriqués en interne. L’usine devient rapidement le modèle à imiter. Renault à Billancourt, Peugeot à Sochaux, Fiat à Mirafiori (à Turin) et plus tard Volkswagen à Wolfsburg vont bâtir de tels édifices grandioses pour abriter une production quasi intégrale de l’automobile. Mais personne ne va aussi loin que Ford
Mais, très vite aussi, des problèmes vont apparaître. Le premier et sans doute le plus important est que la centralisation des opérations en un seul lieu rassemble de la même manière les travailleurs, qui peuvent échanger leurs opinions notamment sur les conditions de travail et de rémunération. Henry Ford tente de résoudre cette question en espionnant ses salariés, à partir d’une milice qui finira par être composée de gangsters issus de Chicago. Cela lui permet de repousser la reconnaissance d’un syndicat dans son entreprise en 1937, alors que les autres constructeurs comme General Motors et Chrysler ont dû l’accepter.
Ce ne sera que partie remise. En effet, en 1941, une lutte ouvrière va tout balayer sur son passage. Henry Ford sera écarté et ce sont les nouveaux délégués syndicaux qui vont diriger la firme pendant un court moment [11]. La guerre mondiale frappant les États-Unis, ils vont se plier aux injonctions du gouvernement pour fabriquer les équipements militaires nécessaires et donc laisser la place aux ingénieurs pour organiser les affaires.
D’autres combats de salariés vont émailler les grandes cathédrales automobiles comme Renault-Billancourt ou Fiat à Turin. Pour le patronat, il est clair que ces énormes usines permettent peut-être de centraliser la production, mais elles ont aussi l’immense inconvénient pour eux de concentrer la contestation.
Le toyotisme et la sous-traitance
La solution viendra de l’autre côté du Pacifique, dans l’archipel nippon. Toyota a été créée en 1937 par la famille Toyoda, qui a réalisé sa fortune dans l’industrie textile, notamment dans la fabrication de métiers. L’entreprise se développe à Koromo, une petite cité près de Nagoya. En 1959, cette ville sera renommée Toyota City. D’une certaine manière, la firme applique les principes du fordisme en rassemblant la fabrication en un lieu précis (dans un milieu plutôt rural).
À la fin de la guerre mondiale, les États-Unis occupent le pays et imposent leurs conditions. Dans la première approche, ils veulent transformer le Japon en une nation essentiellement agricole. Cela implique de démanteler les zaibatsus [12] industrialo-financiers qui dominent l’économie.
Toyota, qui, comme les autres constructeurs, a fourni l’armée en matériel militaire, craint pour son intégrité. Anticipant une éventuelle déstructuration, il filialise une série de ses départements. Ce sera notamment le cas du sous-secteur qui s’occupe des composants électriques et électroniques et qui deviendra Denso, un des géants dans son domaine [13].
Des années 30 et 40, Toyota profite de l’installation d’un réseau de fournisseurs qui sont regroupés dans une organisation officielle, ce qu’on appelle dans l’archipel un « kyoryokukai ». Dès 1947, celui-ci est remis sur pied. Cela concerne les sous-traitants de premier rang, ceux qui approvisionnent directement le constructeur. Mais ces derniers, qu’on appelle équipementiers, ont également des firmes qui leur livrent du matériel et ceux-ci sont aussi dans le même cas. C’est donc une véritable pyramide de sous-traitance qui est érigée de la sorte.
En 1977, le ministère japonais du Commerce international et de l’Industrie, le MITI [14], a établi un tableau reprenant toutes les entreprises qui composaient cette immense structure liée à Toyota. Cela comprenait des sous-traitants de premier jusqu’au cinquième rang. Au total, il y avait 47.308 sociétés répertoriées et les grands secteurs traditionnellement fournisseurs de la construction automobile, comme la sidérurgie, l’industrie pneumatique, les compagnies pétrolières ou les fabricants de machines, ne sont pas repris. En revanche, un même équipementier peut être repris deux fois ou davantage, s’il fournit deux composants différents. Dans ce cas, le nombre total d’entreprises situées dans le réseau serait réduit à environ 36.000 [15].
Tableau 1. Réseau de sous-traitance chez Toyota en 1977
Source : Mark Fruin, The Japanese Enterprise System. Competitive Strategies and Cooperative Structures, Clarendon Press, Oxford, 1994, p.271.On peut schématiser ce réseau dans la représentation suivante.
Schéma 1. Pyramide de sous-traitance chez Toyota