13-07-23- RETROUVER UNE CULTURE POPULAIRE (INITIATIVE COMMUNISTE)
par les JRCF – Il y a environ 4 ans, j’avais rédigé un article au titre « Retrouver une culture populaire » (1) où j’exprimais alors mes pensées concernant la façon de renouer avec une culture populaire progressiste et anticapitaliste, notamment en posant le constat de l’implantation de l’idéologie capitaliste dans le cerveau des jeunes via le phénomène de l’américanisation. À l’époque, malgré moi, mon identification de la culture populaire ressemblait peu ou prou à la définition de la « pop culture ». Cependant, après de nouvelles réflexions sur cette question, après avoir lu divers auteurs, la série d’article sur les classiques et l’avant-garde du camarade Blu publiée sur le blog des JRCF (2), je me suis rendu compte des lacunes de mon article précédent. Je corrige donc ici ce qui m’apparaît aujourd’hui comme étant des erreurs. Bien entendu, le texte qui va suivre n’est qu’un texte de réflexion n’engageant que l’auteur de ces lignes et n’a pour but que d’amener à réfléchir dans le cadre d’un débat plus large.
Première remarque : je conserve toutes les critiques sur la trop grande prééminence de l’anglais et de l’américanisation de notre culture, donc son homogénéisation.
Seconde remarque : comme vous pourrez le constater, je parle de culture au sens large. En aucun cas il n’est question d’esthétique. Cette notion regroupe la vision artistique de son auteur et la façon dont il rend l’objet attrayant. Il sera encore moins question d’une esthétique d’avant-garde car, si une organisation peut avoir une esthétique particulière, il n’appartient pas à une organisation politique de favoriser un courant artistique sur un autre.
La Culture de masse n’est pas une culture populaire
Parlons de la notion d’art ou de culture de masse. Mon analyse d’une culture populaire reposait essentiellement sur l’idée que pour créer une nouvelle culture populaire, il fallait diffuser certaines œuvres progressistes faisant référence au mouvement ouvrier afin qu’elles deviennent une référence entre les gens, bien plus que la dernière série Netflix, le dernier Marvel ou une émission de Cyril Hanouna. Ce travail de diffusion des œuvres progressistes est quelque chose d’important, mais cela ne saurait regrouper en totalité ce qu’on appelle une culture populaire. Mon analyse de l’époque était directement inspirée de ce qu’on appelle (à tort) la « pop culture » : en définitive, des œuvres ou des personnages devenus tellement célèbres qu’ils parlent au commun des mortels ayant accès à une salle de cinéma, internet ou un journal, puis qui sont destinés à être détournés ou réutilisés, par des fans (3) ou par des vendeurs en manque de moyen pour écouler leur marchandise. Cette « pop culture » est favorisée par la mondialisation, les médias et les réseaux sociaux, permettant d’exporter à travers le globe et de produire certaines œuvres ou produits ludiques avec un haut rendement, facilement accessibles et commercialisables dans les pays riches.
Cette culture dont nous parlons n’a de populaire que le nom (je développe plus loin ce que signifie une véritable culture populaire). C’est ce que l’auteur des Idées esthétiques de Marx (4), le philosophe Adolfo Sanchez Vazquez, appelle à juste titre un art de masse. Créé dans le but de faire du profit, ce type d’art nécessite beaucoup de capitaux pour sa production et sa diffusion : il est quasi-exclusivement tourné vers certains secteurs artistiques qui nécessitent énormément de capitaux pour la conception de chacune des œuvres, c’est-à-dire le cinéma, les séries télés ou les jeux vidéo. Amusez-vous à comparer les grandes figures de la « pop culture » et le type d’art dont il est issu, et vous constaterez assez rapidement qu’il s’agit très peu de poésie ou de peinture ! Vazquez dénonce aussi le but derrière ces productions : satisfaire un spectateur déshumanisé qui sort d’une journée d’exploitation difficile et qui a besoin (et désire) un produit consommable bas de gamme, facilement appréciable et aussitôt jetable. Même si cela peut sembler une hérésie de dénommer « produit » un objet artistique, et même s’il peut rester à des degrés divers une touche artistique dans la machine Hollywoodienne ou de la production musicale, nous ne sommes pas loin de cette définition avec l’art de masse. Le produit est créé pour satisfaire l’individu d’une société déshumanisée – souvent dans les gros studios par des gens en lien social et amical avec les mêmes personnes qui créent ce monde (on pense à Luc Besson en France) – puis le pousser à revenir vers ce type de production en captant son attention. Tout cela pour dire que l’argument du type « le peuple demande » en ce qui concerne la plupart des œuvres qu’on nous sert que ce soit en matière musicale ou cinématographique, est tout simplement fausse, car c’est au sein même de la production que se pose la question de la façon de faire revenir le consommateur.
Capter son attention. Auparavant, cet objectif était atteint avec des femmes belles et des hommes beaux, de la violence, de la pornographie, des couleurs et un rythme effréné. Maintenant s’ajoute l’accumulation sans précédent de marchandises toutes formatées sur le même modèle (5). Si l’on prend le cas de Marvel en BD, la stratégie depuis pas mal d’années consiste à faire des histoires à rallonge avec les mêmes personnages depuis les années 60, voire 30, en leur faisant vivre diverses épreuves, qui avec l’explosion de la morosité aux USA, ainsi que la fin de la censure, ont tendance à se faire de plus en plus violentes et sexuellement explicites, couplées à chaque fin de récit à une nouvelle révélation invitant l’acheteur à attendre le numéro suivant. Sans parler de l’habitude des « crossovers » entre différentes séries de comics, qui, étant donné qu’elles se lient entre elles, incite encore une fois l’acheteur à payer les autres séries afin de comprendre l’histoire. Ce que par ailleurs les films Marvel font désormais avec les séries télés issues de l’univers et qui deviennent nécessaire à la compréhension de certains long-métrages (6).
Une autre stratégie consiste à provoquer l’identification avec un personnage, afin de faire plaisir au spectateur qui oublie un temps ses soucis, mais surtout qui a l’avantage d’être un stratagème extrêmement lucratif ! Qui de nos jours n’a pas vu les statues, les « funkopop » ou un attirail du même genre d’un personnage extrêmement connu acheté par un fan du personnage ? Outre que cette identification tend à dépolitiser, même des personnages aux comportements immoraux (7), il faut comprendre que certaines productions sont tournées de manière quasi-certaine vers la vente des produits dérivés. L’exemple parfait c’est Disney, qui a depuis bien longtemps abandonné toute ambition artistique pour simplement voir chacune de ses nouvelles sorties comme un excellent moyen de vendre à des enfants et à des jeunes adultes biberonnés à Disney leur dernier jouet du film fraîchement sorti. Et ne croyez pas que ce genre de modèle ne se répercute pas aux créateurs agissant de manière indépendante des studios. Il y a peu de temps, j’ai découvert l’univers d’Hazbinhotel, une série d’animation venant de YouTube. En fouillant, on trouve toute une communauté de fans qui réalise des « fanfictions » sur les personnages, des mèmes, des musiques. Et la créatrice de ce contenu, Vivienne Medrano, de faire fructifier cette base en vendant des objets en rapport avec les différents personnages de la série. Le problème : à ce jour cette série ne possède qu’un pilote, sorti en 2019 (8)… Ce qui signifie qu’il est impossible pour les « fans » de la série d’en être accro non pas à cause des qualités esthétiques de la série, celle-ci ne connaissant pas de développement à ce jour, mais parce que sa créatrice en a sur-vendu la personnalité des personnages afin d’attirer les gens vers sa chaîne. La façon même dont a pu se constituer cette base de fan, 1) rend plus simple la vente de n’importe quel produit dérivé, 2) est un super-exemple de la relégation des qualités intrinsèques de l’œuvre pour un produit hyperstéréotypé afin de faire plaisir à un public.
Le problème dans tout cela, c’est le fait de garder passif ledit consommateur. Passif devant le produit, passif devant la vie. Eventuellement, si dans son quotidien il est politisé ou simplement indigné par l’état du monde, il pourra protester contre l’exploitation de sa force de travail mais ira spontanément et sans arrière-pensée vers ces produits bas de gamme, oubliant un temps sa condition d’homme aliéné. Ce côté passif est renforcé par le développement des plateformes qui transforment différents contenus en buffet à volonté. On pourrait parler de Netflix, mais la même chose arrive avec Tik Tok, qui provoque un double piège, celui de la grande disponibilité des vidéos et de la courte durée. Tout est fait pour avoir des courtes vidéos à l’infini, ce qui, paradoxalement, nous fait rester longtemps dans une journée devant ce réseau, où notre attention est captée par des vidéos avec des contenus similaires. De même l’invention terrible du scroll infini sur Facebook et Twitter qui nous fait rester des heures sur les plateformes (9).
Loin de nous l’idée de jeter la pierre à l’homme aliéné passif d’avoir ce genre de pratique, car tout est fait pour qu’il soit attiré par ça. En plus d’une journée fatigante de travail, l’injonction à aller toujours plus vite et à être toujours plus performant nous pousse à aller vers un contenu rapide qui nous installe en voyeur sans trop nous obliger à réfléchir. C’est l’organisation économique de la société qui le pousse à adopter cette pratique.
La Culture populaire est une pratique
Tout ceci ne nous dit pas ce qu’on entend par culture populaire, et encore moins comment lutter pour vraiment permettre de la faire renaître. Si l’on parle du sens des mots, on parlerait d’une pratique culturelle venant du peuple. Et par culture, même si jusqu’ici nous n’avons parlé que d’art, nous signifions aussi toutes nos habitudes et pratiques. Le sport est une culture, la pratique syndicale et politique en constituent une autre. Plus largement, on pourrait désigner la culture populaire comme des pratiques venant de la base et en-dehors du domaine primairement marchand ou des institutions, partagées par une ou des communautés. Les œuvres qui viennent représenter et porter les revendications du peuple, parler de ses désirs et sans volonté originelle de voir en lui un acheteur, selon la définition de l’auteur des Idées esthétiques de Marx, se rattachent à l’art populaire, et donc à une certaine forme de culture populaire.
Culture populaire et culture de masse peuvent dans certains cas s’entrecroiser car la culture de masse peut permettre la diffusion de la culture populaire à une grande échelle. D’autre part, certaines pratiques de la culture populaire peuvent avoir pour origine la culture de masse (dans le sens où il y avait au moment originel un objectif purement mercantile) et inversement. Elle porte alors en elle une pratique contradictoire qui bien souvent amène à la fin à sa reprise en main totale par la culture de masse. Par exemple, le foot se pratiquait d’abord au niveau local avec les gens du cru, qui venaient de la même classe sociale, pouvaient être impliqués politiquement, avec la défense de certaines valeurs avant l’accaparement de ce sport par les groupes ultra-capitalistes (10).
Sur le fait de porter une aspiration populaire, celle-ci peut être aussi d’une certaine façon confuse mais rarement réactionnaire, dans le sens où le problème est posé mais la résolution inconnue. De même des œuvres réalisées par le peuple peuvent porter un message particulièrement opportuniste. Dans tous les cas, cela mérite d’être étudié, car elles viennent du peuple, mais elles ne doivent pas faire l’objet d’une idéalisation car venant du peuple ou des prolétaires.
En définitive, la culture populaire ne peut ni se résumer à des œuvres à caractère progressiste, ni à des références que tout le monde comprend du fait de l’impérialisme américain. Elle vient de la base, en-dehors d’une logique marchande, et est partagée par un grand nombre de gens du peuple, que ce soit des orientations artistiques, des idées, des pratiques syndicales et politiques, des pratiques sportives (11). Cela ne signifie pas bien entendu que dans leur essence ces pratiques sont bonnes. Les jeunes prolos des Cités amateurs de rodéo mettent leur vie et celle des autres en danger et gênent les autres habitants de leur quartier, c’est donc une pratique que nous ne saurions soutenir par une espèce d’idéalisation du peuple (12). Même chose pour la fréquentation des bars par les classes populaires, qui est certes un lieu où l’on peut se retrouver pour discuter, mais qui entretient l’alcoolisme.
La culture populaire, c’est un ensemble de pratiques à adopter, que ce soit dans des réunions politiques, les actions syndicales, les sports que nous pratiquons, mais aussi les activités culturelles ou pédagogiques, avec les chorales révolutionnaires, les visites organisées au cinéma avec réunion pour savoir ce que chacun en a pensé, les lectures collectives d’ouvrage (13)… En fait, cela suppose comme préalable la sortie de la passivité culturelle pour que chacun soit acteur à une plus ou moins grande échelle.
La passivité, c’est là où se trouve le point central qui différencie ce dont nous parlons et ce qu’on nomme à tort « pop culture ». Le but de la culture de masse, c’est de provoquer un petit plaisir au spectateur ciblé afin de le faire revenir en lui procurant une autre marchandise du même type pendant l’éternité. Ses tenants peuvent s’inquiéter voire s’insurger du méfait de l’attention captée naguère par la télé, aujourd’hui par les réseaux sociaux, il n’empêche que c’est le fondement même de toutes cette économie et qu’ils ne peuvent remettre en cause trop radicalement les conséquences, au risque de voir le système par lequel ils vivent s’écrouler. Et de fait, on n’ira pas plus loin que la leçon de morale. Tandis qu’un art vraiment populaire vient de l’activité du peuple et de ses idées les plus profondes. L’action à la place de la consommation passive devant un smartphone. Le dramaturge allemand Bertolt Brecht théorisait pour ses pièces la distanciation. Ainsi, le spectateur brechtien devait être positionné de telle sorte qu’il ne pouvait à aucun moment s’identifier avec les personnages (de par la mise en scène, le jeu outré des acteurs, la musique, les intertitres), pour mieux chercher à les comprendre, eux et le monde dans lequel ils vivent. Pour Brecht, qui était communiste, l’objectif était de faire comprendre la nécessité de changer le monde afin que le spectateur reprenne en main sa destinée.
Comme le disait Stéphane Sirot dans l’une de ses dernières conférences (14), le syndicalisme CGT était autrefois une contre-culture, tout comme l’était, au niveau politique, le PCF. Elle se retrouvait dans les sections, les cellules, les événements organisés comme la Fête de l’Humanité, la presse… C’est ce qui a été perdu dans les années 90 et que chacun tente de reconstruire modestement.
Bien sûr l’art populaire présuppose que le peuple a bien emmagasiné les connaissances nécessaires à l’analyse d’une œuvre. Il ne s’agit pas de créer une contre-culture à partir de rien. Nous approuvons totalement Lénine et les autres bolchéviques dans leur critique du Proletkult (15) : le mouvement prolétarien doit récupérer la culture bourgeoise en lui retirant tous ses éléments les plus aliénants afin de porter les valeurs universelles de l’humanité. Créer une culture soi-disant prolétarienne ou un art soi-disant prolétarien à partir de rien est une pure chimère (16).
Le but donc d’une contre-culture serait de faire redécouvrir des œuvres issues de la culture populaire, c’est-à-dire venant du peuple et des luttes sociales, celles exprimant ses opinions et tendances. Nous avions lors de notre article il y a quatre ans énuméré un ensemble d’œuvre à redécouvrir. Nous ne changeons absolument pas les noms cités, mais nous y ajoutons le roman Quatre-vingt-treize de Victor Hugo, Les cloches de Bâle de Louis Aragon, Roses à crédit d’Elsa Triolet, les œuvres d’Ousmane Sembene et de Bertolt Brecht, la filmographie de René Vautier, La planète sauvage de René Laloux, La Marseillaise de Jean Renoir, et tant d’autres. Accompagnés par la redécouverte de pratiques culturelles, que ce soit en termes d’activité politique et syndicale, de connaissance et pratique artistique. C’est comme cela qu’on pourra concurrencer l’hégémonie capitaliste, pas autrement. Vouloir simplement la remplacer en reprenant à la lettre les mêmes codes, les mêmes représentations que lui, la même captation de l’image, est peine perdue : c’est dans l’ADN de ce capitalisme et il aura d’autant moins de mal à nous battre que c’est aussi naturel pour lui d’abrutir les gens pour vendre ses marchandises que pour nous de respirer ! Ceci dit, il ne s’agit pas de s’enfermer dans une contre-culture complètement sectaire car 1) nous vivons pour l’instant dans une société capitaliste et nous ne pouvons pas totalement nous en extraire ni en extraire les autres de manière abrupte, 2) nous devons toujours partir de ce que les gens aiment (de ce qu’ils aiment vraiment, pas de ce qu’ils sont poussés à consommer) afin de réaliser cette contre-culture.
Quentin-JRCF
(1) http://jrcf.over-blog.org/2018/09/retrouver-une-culture-populaire-par-quentin.html
(2) http://jrcf.over-blog.org/2023/03/classiques-ou-avant-gardistes-quelles-formes-pour-un-art-populaire-et-revolutionnaire-au-xxieme-siecle.html