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Publié par YVAN BALCHOY

25-01-23-LE 1 JANVIER 1971  JACQUES BREL ET BARBARA

Le Grain De Sel
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Barbara et Brel – deux solitudes
Le 1er janvier 1971. Barbara est invitée par Jacques Brel à déjeuner. Simple repas amical ? Pas tout à fait.
« Une fois au restaurant il a commencé à commander mon menu, car c’est là, une de ses manies, il veut que je mange, comme si seule je me laissais mourir de faim ; et puis il m’a déclaré : “On va faire du cinéma.” Alors moi, bien entendu, j’ai ri et protesté en disant que j’étais trop laide, qu’avec mon nez je percerais l’écran. Mais malgré tous ces défauts dont je suis consciente, j’ai accepté sans hésiter. Après le déjeuner nous sommes allés nous promener en voiture dans les environs de Paris. Il n’y avait personne dans les routes, la campagne était couverte de neige. Et c’est en roulant que Jacques m’a lu son histoire. J’ai été tellement enthousiasmée que j’aurais voulu tourner tout de suite. »
Le tournage du film, intitulé Franz (du nom d’un ami de Brel), a lieu quelques mois plus tard à Blankenberge, sur les bords de la mer du Nord. Pour un journaliste venu voir sur place comment se débrouille Brel en réalisateur (c’est son premier film), le chanteur définit d’une phrase son film : « Franz, c’est une histoire d’amour médiocre entre un gars et une fille au physique médiocre, à l’intelligence limitée, et qui ne sont pas à la hauteur de leurs rêves. » Brel touche là une de ses obsessions : la laideur. Toute sa vie il s’est cru, il s’est dit laid. La laideur est pour lui un moteur. Au point de déclarer que s’il avait été beau, il n’aurait pas eu de carrière (« Quand on est beau on se suffit, enfin on devient vite suffisant en vieillissant. »). Dans Franz, Brel veut mettre en scène un couple au physique « ingrat », joué par Barbara et lui-même. Être choisie pour sa laideur, voilà qui n’est certainement pas facile à admettre pour une actrice, même débutante. Et que Barbara ait accepté de courir le risque d’incarner ce rôle en négatif en dit long sur la confiance qu’elle avait en Brel.« Je n’ai pas l’impression d’avoir tourné un film, dira la chanteuse après la sortie de Franz. J’ai seulement fait ce que Jacques me demandait de faire, parce que j’ai en lui une totale confiance, parce que j’éprouve pour lui à la fois de l’affection et de l’admiration. Malgré certaines différences, un lien invisible nous unit qui fait que nous n’avons même pas besoin de nous voir souvent pour nous comprendre. Quand nous nous téléphonons, par exemple, nous ne parlons pas beaucoup. Il suffit de quelques mots pour que chacun sache si l’autre est heureux ou pas, triste ou gai. Il faut dire que nous nous connaissons depuis vingt ans. »
Il est vrai que depuis le Bruxelles des années cinquante, les chemins de Brel et de Barbara n’ont cessé de se croiser, professionnellement et même géographiquement. Ainsi, en février et mars 1967, lorsque Brel est en tournée en France. Le hasard fait qu’au même moment Barbara chante dans les mêmes villes, les mêmes théâtres, à deux jours d’intervalle. Le dernier jour, à Romans, Brel offre un banquet réunissant les équipes des deux tournées. « On se rendait compte, à les voir parler côte à côte, dira la comédienne Micha Mayard, présente au repas, qu’il y avait une profonde amitié entre eux. […] C’était son frère maudit. Ils avaient des relations impossibles et pourtant ils s’adoraient. »
Peu loquace sur le sujet, Brel dira simplement à propos de son amie : « Barbara, c’est une fille bien. Elle a un grain, mais un beau grain. On est un peu amoureux, comme ça, depuis longtemps. »
Brel aborde le tournage de Franz avec des yeux d’enfant découvrant un nouveau jouet. Il est partout, s’intéresse à tous les aspects du film, tant artistiques que techniques. On le voit, l’œil dans le viseur de la caméra, en train de vérifier le cadrage. L’instant d’après, il règle un combat de coqs, avant d’expliquer à un pilote d’avion comment il veut le plan aérien de la plage de Blankenberge. Au milieu de cette suractivité, Barbara, qui connaît mal le monde du cinéma, est un peu perdue. « J’avais l’impression d’être une enfant qu’on traîne à l’école. J’étais complètement désorientée. Dès mon arrivée, Jacques m’a dit : “Tiens, viens faire du vélo”, en me présentant une bicyclette avec laquelle, le lendemain, je devais tourner une journée avant de dire une simple phrase. Sans Jacques je n’aurais pas pu tourner. Mais comme metteur en scène, il est extraordinaire de gentillesse, de patience et de compréhension. Il dirige ses comédiens comme il chante, avec autant de volonté et de tendresse… Il y a également chez lui un côté enfantin, et je dirais même naïf. Par exemple, je porte dans le film une longue robe blanche. Il y tenait beaucoup. À tel point, qu’il a expliqué au costumier exactement ce qu’il voulait, au moindre détail près, comme s’il connaissait la couture depuis toujours. »
Infiniment « brellien » par ses thèmes, Franz donne une vision peu valorisante de la femme. Ainsi, Léonie, le personnage incarné par Barbara, est-elle montrée dans la scène finale en famille, oublieuse de son histoire d’amour avec Brel, qui lui s’y est engagé jusqu’à la mort. Une manière de dénoncer une fois de plus la prudence des femmes, incapables, selon Brel, d’être « à la hauteur de l’amour ». Barbara, avec son talent de médium pour capter la vérité profonde des êtres, ne sera jamais dupe de la réputation de ce faux misogyne. « Jacques a beaucoup de tendresse et de respect pour les femmes. On a toujours peur des gens que l’on aime parce qu’ils peuvent vous blesser profondément. »
Présenté le 2 février 1972, Franz reçoit de la critique un accueil mitigé. Malgré toute sa générosité et tout son talent, Brel n’est pas aussi grand cinéaste que chanteur et auteur de chansons, et on le lui fait comprendre poliment. Indifférent à la critique, Brel aura le projet d’écrire une comédie musicale pour Barbara et lui, mais la maladie et la mort l’en empêcheront. Lorsque à l’été 1978, Brel, atteint d’un cancer du poumon, rentrera des Marquises pour se faire hospitaliser, par pudeur il n’informera qu’un tout petit nombre d’amis, dont Charley Marouani, Juliette Gréco et Barbara. Fidèle jusqu’à la fin, la chanteuse suivra jour après jour l’évolution du mal. Déjouant la curiosité des journalistes et des fans, elle se rendra plusieurs fois au chevet de son ami à l’Hôpital franco-musulman de Bobigny où Brel mourra le 9 octobre à l’âge de 49 ans.
Barbara portera en elle la mort de Brel comme une blessure qui ne se refermera jamais. Longtemps elle refusera d’en parler, éludant le sujet d’une phrase : « On ne peut parler de lui, de même qu’on ne peut exprimer l’amour ». Près de vingt ans après la mort de Brel et un an et demi avant sa propre mort, elle avouera à la radio : « Je n’écoute pas Brel, parce qu’il est en moi. J’ai eu pendant longtemps beaucoup de mal à l’écouter, je recommence seulement maintenant. » N’abordant que très rarement les sujets intimes dans les interviews, Barbara ne pouvait rendre hommage à Brel que dans une chanson, quelle mettra plus de dix ans à écrire. En 1990, sur la scène du théâtre Mogador, dans une lettre chantée à Brel (génialement intitulée Gauguin) elle livrera pour la première fois publiquement son chagrin et sa tendresse intacte pour le chanteur disparu.
Sur la page de Gad Kabla

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