03-11-22- PASSAGE A UN MONDE MULTIPOLAIRE (MOHAMED HASSAN- LE GRAND SOIR)
https://www.legrandsoir.info/mohamed-hassan-sur-le-monde-multipolaire-le-neoco
Grégoire LALIEU
Des pays qui refusent de couper les ponts avec la Russie. Des patrons turcs qui bravent les menaces de Washington. L’Arabie saoudite qui désobéit à Biden. De toute évidence, le monde change. Et Mohamed Hassan nous aide à y voir plus clair. Spécialiste de la géopolitique, l’ancien diplomate éthiopien analyse les répercussions de la guerre d’Ukraine qui marque un tournant historique. Comment les États-Unis ont-ils perdu de leur influence ? Pourquoi l’Afrique tient tête aux puissances occidentales ? Quel avenir pour l’Europe ? Quel rôle les travailleurs peuvent-ils jouer ? Dans La stratégie du chaos, Mohamed Hassan évoquait le passage à un monde multipolaire. État des lieux, onze ans plus tard.
La stratégie du chaos
En dehors de l’Europe, le monde semble peu enclin à suivre les États-Unis dans leur guerre économique contre la Russie. L’OPEP vient par ailleurs d’infliger un camouflet à Joe Biden en refusant d’augmenter la production de pétrole. Il y a onze ans, dans La Stratégie du Chaos, vous évoquiez la transition vers un monde multipolaire avec le déclin de l’impérialisme étasunien d’une part, et d’autre part, la montée en puissance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Le monde multipolaire est-il une réalité concrète aujourd’hui ?
Nous vivons effectivement un moment historique qui marque la fin de l’hégémonie des États-Unis. Après la chute de l’Union soviétique, l’empire étasunien était la seule superpuissance. Il était capable d’imposer sa volonté au reste du monde. À travers des institutions internationales telles que le FMI et la Banque mondiale qui ont permis aux multinationales de piller les ressources du Sud. Ou à travers la force militaire quand des gouvernements résistaient.
On se rappelle qu’après les attentats du 11 septembre, le président Bush avait déclaré : « Vous êtes avec nous ou contre nous ». Les États-Unis avaient alors lancé leur guerre contre le terrorisme qui était en fait une guerre pour remodeler le Grand Moyen-Orient et maintenir leur hégémonie. Mais le projet a viré au fiasco. Aujourd’hui, les États-Unis mènent une guerre par procuration contre la Russie sur le sol ukrainien. Biden et son équipe tiennent le même discours que Bush à l’époque, mais le reste du monde refuse de les suivre dans leur politique dévastatrice.
On n’a tout de même pas entendu le président Biden employer la rhétorique de Bush...
Mais dans les faits, c’est qu’ils font. Ils essaient de resserrer les rangs derrière eux pour isoler la Russie et n’hésitent pas à menacer ceux qui leur résistent. Et ils sont nombreux. Du point de vue occidental, on a l’impression que la guerre en Ukraine est un combat du Bien contre le Mal. Poutine a envahi l’Ukraine parce qu’il est fou et qu’il veut restaurer le grand empire russe. Il faut donc le stopper et sauver les Ukrainiens.
Cette idée devrait faire l’unanimité, mais de nombreux pays maintiennent leurs liens avec la Russie. Business first ?
Tout d’abord, en dehors de l’Occident, le monde n’est pas dupe sur la nature de cette guerre. En Ukraine, les États-Unis ont soutenu un coup d’État [1] en 2014 pour renverser un président démocratiquement élu, mais qui avait le tort d’être proche de la Russie. Washington a alors placé ses pions pour s’assurer que ce pays stratégique soit tourné vers l’Ouest plutôt que vers l’Est. Dans une conversation téléphonique qui a fuité [2], on a même entendu Victoria Nuland discuter de la composition du gouvernement ukrainien qui devait faire suite au coup d’État. Drôle de démocratie ! Nuland était à l’époque responsable de l’Ukraine pour le département d’État. Et elle n’avait pas beaucoup d’égards pour ses alliés européens. Dans cette conversation téléphonique, son interlocuteur lui faisait remarquer que certains choix pourraient froisser l’Union européenne. « Fuck the EU », a répondu Nuland.
Les autorités ukrainiennes ont ensuite mené des politiques répressives contre les russophones de l’Est qui ne reconnaissaient pas le gouvernement issu du coup d’État. Ça a dégénéré en conflit. Des milices néonazies étaient impliquées. Il y a eu 13 000 morts selon les Nations unies. Et les accords de Minsk, négociés entre l’Ukraine et la Russie avec l’aide de la France et l’Allemagne, n’ont pas permis de mettre fin au conflit. Pendant ce temps, les États-Unis ont inondé l’Ukraine d’armes. Ils ont formé des cadres de l’armée ukrainienne ils ont mené des exercices militaires conjoints et ils ont, de fait, commencé à intégrer l’Ukraine à l’OTAN en attendant son adhésion formelle. Noam Chomsky parle d’une intégration progressive et souligne que le projet d’adhésion avait été annoncé en septembre 2021 sur le site Internet de la Maison-Blanche [3].
Après la chute de l’Union soviétique, les États-Unis avaient pourtant promis aux Russes que l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’Est. Depuis, l’alliance atlantique a intégré par vagues successives quatorze nouveaux États. Cet élargissement explique la guerre en cours en Ukraine ?
C’est un élément crucial dont on ne tient pas vraiment pas compte en Occident. Ailleurs dans le monde, on ne voit pas les choses de la même manière. « La guerre aurait pu être évitée si l’OTAN avait tenu compte des avertissements lancés par ses propres dirigeants et responsables au fil des ans, selon lesquels son expansion vers l’Est entraînerait une plus grande, et non une moindre, instabilité dans la région« , a ainsi déclaré le président d’Afrique du Sud[4]. De fait, même aux États-Unis, de nombreuses personnalités ont vivement critiqué l’expansion de l’OTAN. « Une erreur tragique » selon George Kennan, l’architecte de la guerre froide. « Pouvez-vous imaginer que dans 20 ans, une Chine puissante formera une alliance militaire avec le Canada et le Mexique et déplacera des forces militaires chinoises sur le sol canadien et mexicain, et que nous resterons là à dire que ce n’est pas un problème ? », demandait John Mearsheimer, l’un des principaux experts en géopolitique des États-Unis, en 2015. Il ajoutait à l’époque : « L’Occident conduit l’Ukraine sur la mauvaise voie et en bout de course, l’Ukraine sera complètement dévastée. » Le dernier ambassadeur étasunien en Union soviétique a également déclaré en 1997 que l’expansion de l’OTAN était « la plus grande bévue stratégique depuis la fin de la guerre froide ». [5]
Après la chute du mur de Berlin, Moscou souhaitait pourtant sortir de la logique des blocs et mener des relations constructives avec l’Ouest. Mais les États-Unis ont continué à traiter la Russie comme un ennemi. En 2007 déjà, Poutine soulignait que l’élargissement de l’OTAN n’avait rien à voir avec la sécurité de l’Europe. Il dénonçait une provocation visant à saper la confiance mutuelle. « Nous sommes légitimement en droit de demander ouvertement contre qui cet élargissement est opéré », soulevait le président russe [6]. Les États-Unis savaient que l’intégration de l’Ukraine était une ligne rouge à ne pas franchir. Avant l’offensive militaire, les autorités russes cherchaient encore à négocier et demandaient des garanties sur la neutralité de l’Ukraine. Washington n’a pas répondu aux demandes de préoccupation de Moscou en matière de sécurité [7].
Vous pensez aussi que la guerre aurait pu être évitée ?
Non seulement elle aurait pu être évitée. Mais on aurait pu aussi y mettre un terme rapidement. Le fait est que les États-Unis ne veulent pas la paix. En 2019 déjà, la Rand Corporation, l’influent think tank proche du Pentagone, publiait un rapport détaillant la stratégie à adopter pour vaincre la Russie [8]. Tout s’y trouve : isoler la Russie sur la scène internationale, encourager les protestations internes, utiliser les sanctions économiques pour que l’Europe diminue l’importation de gaz russe et le remplace par du gaz liquéfié étasunien. Et enfin, armer l’Ukraine pour exploiter « le plus grand point de vulnérabilité extérieur de la Russie ».
Pour le reste du monde, il ne fait aucun doute que la guerre d’Ukraine est une guerre des États-Unis contre la Russie. Et le reste du monde refuse d’entrer dans la danse macabre de Washington. Sa perte d’influence est manifeste. Le dernier Sommet des Amériques, qui s’est tenu au mois de juin à Los Angeles, a été qualifié de « débâcle diplomatique » par Richard Haass [9], président du Council on Foreign Relations qui fait figure de référence au sein de la classe dirigeante étasunienne. Un désaveu pour Biden qui entendait remettre de l’ordre dans son arrière-cour après les années Trump. Même son de cloche dans les États d’Afrique subsaharienne que l’ancien président des EU avait qualifié de « pays de merde ». Le secrétaire d’État Antony Blinken s’y est rendu cet été en ne cachant pas sa volonté de « contrer les influences nuisibles de la Chine et de la Russie » sur le continent. Mais l’accueil a été glacial. Préférant la diplomatie à la guerre, la ministre des Affaires étrangères d’Afrique du Sud a « exhorté les pays africains désireux d’établir ou maintenir des relations avec la Chine et la Russie de ne pas s’en priver, quelle que soit la nature de ces relations ». [10] Enfin, de nombreux commentateurs ont également pointé le déclin de l’influence des EU lors du sommet de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) qui s’est tenu à Washington en mai dernier. Biden y a présenté son Cadre économique pour l’Indo-Pacifique, mais cette initiative commerciale a été qualifiée de « hamburger sans viande de bœuf ». [11] Ajoutez à cela l’Inde, allié stratégique de Washington qui refuse de condamner la Russie et qui semble avoir resserré ses liens avec Moscou. Ou encore l’OPEP+ qui a refusé la demande de Biden d’augmenter la production de pétrole pour faire baisser les prix.
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