14-06-21- MEURTRES ASSOURDISSANTS EN COLOMBIE QUI N'INTERESSENT MANIFESTEMENT TRES PEU L'UNION DITE EUROPEENNE
(Cali) L’armée colombienne, obéissant à l’ordre du président Ivan Duque, a commencé samedi à déployer un millier de soldats dans la ville de Cali, épicentre des manifestations antigouvernementales, où au moins treize personnes ont été tuées vendredi.
https://www.lapresse.ca/international/amerique-latine/2021-05-29/...
8 juin 2021
Colombie
Guerre totale contre le mouvement social
Maurice LEMOINE
« Si un peuple sort pour manifester au milieu d’une pandémie, c’est parce que le gouvernement est plus dangereux que le virus. » Sous cette forme ou sous une autre, ce slogan figurait sur d’innombrables pancartes, panneaux et banderoles quand, le 28 avril, dans les rues de Bogotá, Cali, Medellín, Pereira, Manizales, Neiva ou Pasto, des flots de manifestants ont commencé à se déverser.
Une indignation majuscule portait les participants : trois jours auparavant, le gouvernement avait annoncé sa nouvelle... « Loi de solidarité durable » (ou « soutenable », selon les traductions). C’était la meilleure, celle-là ! Préparée par le ministre des Finances, un néolibéral orthodoxe, Alberto Carrasquilla, cette réforme fiscale entendait recouvrer 6,3 milliards de dollars afin de réduire un déficit fiscal que la catastrophe sanitaire a considérablement aggravé. Soit. Mais en tapant essentiellement sur les classes moyennes et les milieux populaires. Coup pas trop élégant, on en conviendra. Surtout quand, au milieu des cris d’alarme des hôpitaux débordés, le pays subissait la troisième vague de la pandémie.
« Solidaire », une loi faisant passer la TVA (IVA en espagnol) de 5 % à 19 % sur des produits comme l’essence ou, depuis les aliments jusqu’aux vêtements, les biens de première nécessité ? « Soutenable » l’augmentation de la taxe sur les services publics, dont l’eau, le gaz ou l’électricité ? Acceptable un impôt sur les retraites ou l’élargissement de la base imposable en direction des moins fortunés ? Très difficile à avaler quand, au même moment, la Direction nationale des statistiques (DANE) publie ses derniers chiffres : de 35,7 % en 2019, le taux de pauvreté est passé à 46,1 % en 2020 [1]. A peine moins – 42 % – si l’on intègre dans les calculs les maigres – et provisoires – programmes d’assistance mis en place pour atténuer les effets du Covid-19 [2].
Trois millions six cent mille nouveaux pauvres (pour arriver à un total de 21 millions, dont 7,5 millions en extrême pauvreté) ... Et il faudrait subir encore plus ? La Colombie se révolte.
La fièvre est le symptôme, pas la cause de la maladie.
Le Comité national de grève (Comité de Paro ; CNP) rassemble les principales centrales syndicales et divers mouvements sociaux [3]. Il appelle à la mobilisation. Malgré les ravages de la pandémie (plus de 80 000 morts), l’appel est massivement suivi. Aux travailleurs et salariés, syndiqués ou non, se joignent les étudiants, des pans entiers de la classe moyenne, les organisations paysannes, la « minga » [4] indigène et, surtout, les jeunes précarisés des quartiers populaires, nouvelle génération « sans futur », qui se réveille comme un volcan. D’impressionnantes colonnes de protestataires s’ébranlent pacifiquement.
Vingt-quatre heures ne se sont pas écoulées que le procureur général de la Nation Francisco Barbosa donne le ton de ce que va être la réaction gouvernementale en annonçant l’arrestation de plusieurs membres de « cellules subversives » dédiées au « terrorisme urbain ». Le lendemain, alors que la rue bouillonne de colère, l’ex-président Álvaro Uribe se manifeste une première fois, dans le registre qu’on lui connaît : « Soutenons le droit des soldats et des policiers à utiliser leurs armes pour défendre leur intégrité et pour défendre les personnes et les biens contre l’action criminelle du terrorisme et du vandalisme », ordonne-t-il sur les réseaux asociaux. Petit doigt sur la couture du pantalon, Iván Duque, celui que nombre de Colombiens ont surnommé « le sous-président », obéit à son mentor. Dès le 1er mai, il annonce le déploiement l’armée dans les rues « pour protéger la population ».
Alvaro Uribe : « Renforcer les Forces armées, affaiblies car comparées aux terroristes par La Havane et la JEP » ; « Reconnaître » : terrorisme plus grand que ce qu’on imaginait » ; « Accélérer le social » ; Résister à la Révolution Moléculaire Dissipée ».
Les premières victimes tombent, bien mal protégées. Portés par la rage et l’indignation, plus spontanés, plus émotionnels, les jeunes débordent le Comité de grève et se projettent en « première ligne » du mouvement. Si les manifestations demeurent pacifiques, conjuguant les marches, rassemblements, carnavals, sit-in et orchestres de rue, se greffent sur elles, très classiquement, des groupes de « casseurs » – irresponsables et/ou infiltrés. Bien que marginaux par rapport à l’ampleur du soulèvement, destruction de biens publics et privés, de bus, de gares, attaques et incendies de postes de police – les Centres d’attention immédiate – font le lait des médias. Dans un formidable déploiement, policiers et membres du très redouté Escadron mobile antiémeutes (ESAMD) jouent de la matraque, de la « lacrymo », de la munitions paralysante, du gaz irritant, du canon à eau et... de l’arme à feu. Commandant en chef de l’armée, le général Eduardo Zapateiro déploie ses troupes et se rend à Cali, troisième ville du pays, devenue l’épicentre de la rébellion, pour y diriger personnellement les opérations.
Zapateiro ? Un chef militaire bien « à la colombienne ». En février, des mères de victimes des « faux positifs » – ces pauvres hères assassinés par des militaires, puis, pour « faire du chiffre » et obtenir des récompenses, affublés d’uniformes de guérilleros – se sont insurgées. Elles exigeaient de la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) que ne soient pas uniquement jugés les soldats, mais aussi leurs officiers supérieurs ainsi que les responsables gouvernementaux. En guise de réponse, le général Zapateiro a décoché un Tweet venimeux : « Nous sommes des soldats de l’armée et nous ne nous laisserons pas vaincre par les vipères et pervers qui veulent nous attaquer, nous montrer du doigt et nous affaiblir. Officiers, sous-officiers et soldats, nous ne nous rendrons pas, nous ne faiblirons pas, toujours forts, la tête haute. Dieu est avec nous [5]. »
Dieu ? On l’ignore. Mais l’ex-président Uribe, oui, assurément. Réapparaissant le 3 mai, celui-ci a fait l’événement en évoquant une mystérieuse « révolution moléculaire dissipée » (RMD) pour stigmatiser les manifestants. Cette théorie fumeuse a été importée en Colombie par un certain Alexis López, chilien néonazi et nostalgique d’Augusto Pinochet. Officiellement invité à plusieurs reprises par l’Université militaire Nouvelle Grenade (UMNG), établissement public d’éducation supérieure chargé à Bogotá de la formation des sous-officiers, officiers et policiers, il y a donné plusieurs conférences, dont une intervention intitulée « Violence dans la protestation sociale : loi et ordre entre l’épée et la légitimité », le 23 juillet 2020. D’après López, les grandes organisations dirigeant la révolution ayant disparu, tout comme « le communisme », ce sont désormais des forces occultes qui, à travers des entités autonomes, mènent « une guerre civile permanente » contre l’Etat – à l’image des soulèvements de 2019 en Colombie, en Equateur et au Chili (ou le pouvoir s’est vu « tragiquement imposer par le terrorisme » l’organisation d’une Convention constituante), ou même à travers « Black Lives Matter » aux Etats-Unis. Par conséquent, les manifestants et membres des mouvements populaires, c’est-à-dire les civils – rebaptisés « molécules » – doivent être considérés comme des « cibles militaires » [6].
Alexis Lopez : « Aujourd’hui j’ai eu l’honneur de recevoir la médaille du groupe des Ingénieurs militaires de Colombie, des mains du général (en retraite) et ex-chef d’état-major conjoint, Juan Carlos Salazar Salazar ».
Un retour assumé à l’ « ennemi interne » cher à la Doctrine de sécurité nationale imposée dans toute l’Amérique latine, via les dictatures, pendant les années de Guerre froide, par les Etats-Unis. Un concept appliqué au pied de la lettre par les forces de sécurité colombiennes. Deux semaines après le début de la contestation, on déplorait déjà 963 détentions arbitraires, 800 blessés (dont 28 éborgnés) et 47 morts (dont un capitaine de police).
Pourtant, malmené par la pression sociale, le président Duque a retiré la réforme des finances contestée dès le 2 mai (version officielle : en réalité, c’est le Congrès qui a traîné des pieds au moment de l’examiner). Géniteur du projet, le ministre Carasquilla a démissionné. La contestation ne s’en est pas moins poursuivie. Elle s’est même amplifiée. Indignation devant les violences policières. Exaspération portée à son paroxysme. Car, en fait, la fameuse réforme n’a été que le détonateur d’une situation qui ne demandait qu’à exploser. Et qui n’a rien d’une nouveauté.
Vous pouvez lire l'article intégral sur l'excellent site du "Grand Soir".