25-02-21- L'EDUCATION ET DE L'ENSEIGNEMENT (MARX ET ENGELS)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 7
Présentation
« Tous les écrivains communistes et socialistes sont partis de cette double constatation : il apparaît, d'une part, que les faits d'éclat les plus féconds demeurent sans résultats brillants, voire aboutissent à la trivialité et, d'autre part, tous les progrès de l'esprit ont été, jusqu'ici, des progrès dirigés contre la masse de l'humanité qui fut poussée dans une situation de plus en plus inhumaine. Ils considéraient donc (comme Fourier, par exemple) le progrès comme une phrase abstraite, dénuée de sens, ou supposaient (comme Owen, entre autres) que le monde civilisé souffrait d’un vice fondamental. À partir de cette observation, ils soumirent les bases matérielles de la société actuelle à une critique incisive. À cette critique communiste correspondit aussitôt, dans le domaine pratique, le mouvement de la grande masse, contre laquelle s'était jusqu'alors déroulée l'évolution historique. »
MARX-ENGELS, La Sainte-Famille, in Werke, 2, p. 88.
Le processus de l'aliénation croissante
Retour à la table des matières Une anthologie de Marx-Engels sur l'éducation, l'enseignement et la formation professionnelle ne peut être qu'une critique, et son titre – tel celui des ouvrages déjà parus sur ce sujet 1 – ne doit pas faire croire qu'il s'agit d'une apologie. Cette critique de l'éducation – comme l'a été celle de l'économie politique – est fondée essentiellement sur des critères de classe soulignant le ca
1 Par exemple, le recueil d'Allemagne de l'Ouest, Karl MARX, Bildung und Erziehung (Culture et éducation), ou celui de l'Allemagne de l'Est traduit du russe : MARX-ENGELS, Ueber Erziehung und Bildung (Sur l'éducation et la culture), édité par le professeur P.N. Grusdew, Volkseigener Verlag, Berlin, 1971, 392 p. Marx a sous-titré Le Capital, comme les Grundrisse, Critique de l'économie politique, et Lénine soulignait déjà que Marx ne se place jamais sur le terrain économique dans ses analyses, car il conçoit la production comme un acte biologique de métabolisme entre l'homme et la nature. Ainsi, écrivait Marx en 1844 dans ses Manuscrits parisiens, il pourra ne plus y avoir qu'une seule science sous le communisme, celle des sciences de la nature.
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ractère faussement impartial et objectif de toutes les institutions existantes qui trouvent finalement leur explication dans l'économie.
D'emblée, Marx ramasse en une synthèse formidable les caractéristiques de la bourgeoisie, qu'il définit d'une manière qui peut paraître paradoxale à certains : « L'argent et la culture en sont les deux critères essentiels 1. »
À ce niveau bourgeois de l'évolution humaine, tous deux, accaparés par le capital, se sont séparés du travail des masses après un processus millénaire qui dérive des nécessités de la production : « La première grande division du travail – la séparation de la ville et de la campagne – a déjà condamné la population rurale à des milliers d'années d'abêtissement, et les citadins à l'asservissement au métier individuel. Elle a anéanti les bases du développement intellectuel des premiers et du développement physique des seconds. Dès lors que le paysan s'approprie le sol et le citadin son métier, ils sont eux-mêmes appropriés par le sol et le métier. En divisant le travail, on divise également l'homme, toutes les autres potentialités intellectuelles et physiques étant sacrifiées au perfectionnement d'une activité unique 2. »
À mesure que se développe la division du travail, le savoir, l'art et la culture se séparent des producteurs, passent dans les superstructures et sont monopolisés par les classes dominantes : « Tant que l'ensemble du travail de la société n'a qu'un rendement qui excède à peine ce qu'il faut pour assurer chichement l'existence de tous, tant que le travail réclame donc tout ou presque tout le temps de la grande majorité des membres de la société, celle-ci se divise nécessairement en classes. À côté du plus grand nombre exclusivement voué à la corvée du travail, il se forme une CLASSE libérée du travail directement productif qui se charge des affaires communes de la société : direction du procès de travail, administration de l'État et des affaires politiques, justice, science, beaux-arts, etc. C'est la loi de la division du travail qui est donc à la base de la division en classes 3. » 1 Cf. MARX, Critique du droit politique de Hegel, in MEGA (Marx-Engels Gesamtausgabe), 1/1, p. 497. 2 ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, pp. 271-272. Une critique qui resterait limitée aux côtés négatifs du système sans voir que ceux-ci ne sont que l'autre face des côtés « positifs », serait on ne peut plus insuffisante. Pour Marx, en tout cas, civilisation et barbarie de la société se conditionnent réciproquement : « La barbarie resurgit, mais engendrée au sein même de la civilisation, comme lui appartenant. D'où barbarie lépreuse, barbarie en tant que lèpre de la civilisation. » (Travail salarié et Capital, annexe sur « Le Travail salarié », VI.) Le totalitarisme fasciste aussi bien que les horreurs monstrueuses du sous-développement dans le monde moderne sont ainsi le produit nécessaire du capitalisme le plus avancé, le plus démocratique et le plus cultivé. 3 Cf. ENGELS, Anti-Dühring, op. cit., p. 262. Ce sont donc essentiellement des raisons économiques qui justifient transitoirement les sociétés de classe. « Marx a mis en évidence d'une façon aussi impitoyable les côtés affreux de la production capitaliste qu'il a souligné par ailleurs que cette forme sociale a été néces
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La thèse qui s'impose ici, c'est que, la bourgeoisie ayant été d'abord révolutionnaire, puis devenant conservatrice et enfin contre-révolutionnaire, sa direction de la production et de l'État ainsi que sa justice, sa science et ses beaux-arts ont été utiles et progressives au début, et dégénèrent ensuite.
La division sociale du travail fait que « l'activité intellectuelle et matérielle, la jouissance et le travail échoient en partage à des individus différents 1 », et elle a, entre autres conséquences néfastes pour le travailleur, l'opposition entre richesse et pauvreté, puis entre savoir et travail : « Cet antagonisme entre la richesse qui ne travaille pas et la pauvreté qui travaille pour vivre fait surgir à son tour une contradiction au niveau de la science : le savoir et le travail se séparent, le premier s'opposant au travail comme capital ou comme article de luxe du riche. » Et Marx de citer le physiocrate Necker : « La faculté de savoir et d'entendre est un don général de la nature. Cependant elle n'est développée que par l'instruction. Si les propriétés étaient égales, chacun travaillerait modérément » (et Marx d'en conclure : c'est donc une fois de plus le temps de travail qui est décisif), « et chacun saurait un peu, parce qu'il resterait à chacun une portion de temps » (libre, précise-t-il) « à donner à l'étude et à la pensée 2 ».
Une société, dont la condition sine qua non est de reproduire à un pôle la misère et à l'autre la richesse, produit forcément aussi, d'un côté, la civilisation et, de l'autre, la bestialité : « D'après Storch, le médecin « produit » la santé (mais aussi les maladies), les professeurs et les écrivains les lumières (mais aussi l'obscurantisme), les poètes, peintres, etc., le goût (mais aussi le mauvais goût), les moralistes, etc., la morale, les prédicateurs le culte et le travail, les souverains la sécurité, etc. 3. »
Dès lors que la séparation entre savoir et travail est effective dans la société, la base est jetée pour un essor gigantesque des « échanges » reposant sur le saire pour développer les forces productives à un niveau qui permettra à tous les membres de la société une évolution harmonieuse et digne de l'homme. Toutes les formes de société antérieures étaient trop pauvres pour cela. Ce n'est que la production capitaliste qui crée les richesses et les forces productives qui y sont nécessaires, en même temps qu'elle produit aussi, avec la multitude des ouvriers opprimés, la classe sociale qui sera de plus en plus forcée de prendre en compte l'utilisation des richesses et des forces productives pour toute la société, au lieu qu'elles soient monopolisées par une classe comme aujourd'hui. » (Cf. ENGELS, « Compte rendu du Capital », in Demokratisches Wochenblatt, mars 1868.) 1 Cf. MARX-ENGELS, Die Deutsche Ideologie, in Werke, 3, p. 21. 2 Cf. MARX, Théories sur la plus-value, in Werke, 26/1, p. 280, au chapitre consacré à Necker. 3 Ibid., p. 128. Il ne s'agit pas d'une boutade de Marx. Les comptes les plus récents de la Sécurité sociale sur la santé font apparaître que, en dépit d'une progression extraordinaire du budget de maladie, la pathologie gagne sans cesse sur les soins apportés aux malades dans les pays mêmes qui sont les mieux pourvus de protection sociale : l'infecte économie moderne produit plus de maladies qu'elle ne peut payer de remèdes.
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mercantilisme. La « masse », pauvre et ignorante, peut désormais se faire duper et escroquer en plus par les riches qui disposent de tous les ressorts matériels et intellectuels de la société, dans un monde fondé précisément sur l'accumulation de la richesse aux dépens d'autrui.
La science elle-même est dès lors vénale et s'achète, c'est un fétiche, un moyen d'oppression et d'extorsion de plus-value entre les mains du capitaliste. Elle ne peut, en effet, être au-dessus des conditions aliénées qui l'ont produite comme sphère réservée à une petite élite. Dans ces conditions, un auteur allemand a qualifié très justement la science de Kochbuch, de livre de cuisine, que les hommes élaborent tant bien que mal pour produire des objets et des instruments utiles à leur vie.
Cette définition exprime avec bonheur la « relativité » des sciences, que l'idéalisme a fétichisé en vérités absolues et immuables. En fait, la science aliénée suit une courbe tourmentée, effectuant un bond en avant lors de l'introduction d'un mode de production nouveau, puis faisant de la mauvaise et, enfin, de la très mauvaise cuisine durant la phase conservatrice et contrerévolutionnaire, pour refaire un bond avec un nouveau mode de production 1.
Ce n'est qu'avec la, dictature mondiale communiste, qui aura révolutionné les rapports matériels, que les sciences et les arts seront débarrassés de leur partialité et des mensonges de classe, et connaîtront, sur la base d'un développement insoupçonné des forces productives 2, un essor tel que nos contemporains ne peuvent en avoir idée – surtout s'ils prennent pour un pays socialiste la copie conforme du capitalisme qu'est la Russie d’aujourd’hui, qui va jusqu'à
1 La science, comme l'art et la technique, ne peut pas ne pas suivre, à sa manière, l'essor des forces productives. Or, c'est au début du capitalisme, lorsque celui-ci fut le plus révolutionnaire, que l'on a enregistré la progression la plus forte de la productivité et le taux le plus élevé de croissance de la production, tandis que la masse des produits atteint un montant vertigineux à mesure du développement. Dans les Manuscrits parisiens (Ed. sociales, 1962, p. 14), Marx cite quelques exemples d'augmentation inouïe de la productivité capitaliste par rapport au mode de production antérieur : « Avec les forces motrices nouvelles et l'amélioration des machines, un seul ouvrier dans les fabriques de coton n'exécute-t-il pas souvent l'ouvrage de 100, voire de 250 à 350 artisans d'autrefois ? » Pour en revenir à l'éducation au sens plus étroit, les simples chiffres suivants témoignent de sa décadence à l'ère du capitalisme sénile : « Le nombre des analphabètes a augmenté de 48 millions entre 1960 et 1970 » (cf. Le Monde du 10 septembre 1975). 2 Ce volume sur l'éducation fait suite à l'anthologie sur Les Utopistes et Utopisme et communauté de l'avenir traitant de la vision du stade supérieur de la société communiste qui, chez Marx-Engels, est proche de celle de leurs prédécesseurs utopistes. Le marxisme, en fournissant une base scientifique à cette vision, s'est attaché essentiellement à démontrer la nécessité du passage au socialisme par un bond révolutionnaire à partir de l'évolution économique de l'actuelle société capitaliste, l'économie, avec son pôle socialisé, et le prolétariat formant la base objective du socialisme, et non les superstructures idéologiques dont le marxisme serait un prolongement.
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acheter à l'Ouest sénile une folle technique dégénérée, impulsée par les guerres et l'armement.
Dépouillement et mystification
Retour à la table des matières Dès lors que l'on traite du problème de la culture, de la science, des arts et des lettres d'une société, on est dans la sphère que le marxisme appelle les superstructures qui sont le PRODUIT de la base économique, c'est-à-dire du travail de la classe productive que s'approprient les classes privilégiées. Il importe donc de considérer le produit sous un angle double : d’abord les articles matériels qui débouchent du procès de travail sur le marché pour être directement consommés ; ensuite le produit social indirect, c'est-à-dire la division du travail suscitée par le mode de production et sur laquelle se greffent les classes et les superstructures. Cette dissociation croissante dans les sociétés successives de classe devient toujours plus antagonique, tandis que l'oppression se fait plus pesante pour les classes exploitées.
Au Moyen Âge encore, l'artisan – comme le paysan propriétaire de sa parcelle – détenait le produit de son travail. Ce n'est que sous le capitalisme que le produit se sépare systématiquement du travailleur salarié et de ses conditions réelles de production, qui ne peuvent être que sociales et collectives, pour être attribué au capitaliste individuel. Dès lors que le produit immédiat – l'œuvre – est dissocié de ses conditions de production, l'art et la science se détachent de la masse de la production sociale et s'autonomisent pour le compte des capitalistes 1.
1 Le produit, qui est le résultat de toute la combinaison sociale de la production, indique le plus clairement quelles peuvent être les manifestations intellectuelles d'une société donnée. En matérialiste conséquent, Marx, inversant toute la problématique de la psychologie actuelle qui part de l'individu et s'enferme dans un cercle dont nulle science ne peut découvrir les tenants et les aboutissants, déclarait que c'est l'industrie qui est le livre ouvert de l'âme humaine. C'est en effet dans les objets qui forment le cadre de notre vie courante, de la stupide automobile privée à la cigarette infectieuse, que se lit le caractère de l'homme moderne, consommateur autodestructeur qui paie le moindre de ses gestes, pour la plus grande prospérité du capital. Il est évident que l'Esprit plane très bas dans ce mercantilisme de tous les instants, avec ses satisfactions pusillanimes et bon marché. Le capitalisme, en produisant pour l'individu privé, morcelé et atomisé, doit débiter des articles à l'échelle liliputienne et mesquine, parce que son mode de distribution est privé. L’homme gagnera en ampleur inouïe, sur le plan de son intelligence et de sa jouissance, dès lors que la production sociale déjà réalisée sera mise en harmonie avec une distribution et une appropriation sociales. Les arts et les lettres, qui ne disposent aujourd'hui que des pauvres moyens privés de leurs auteurs, connaîtront alors un essor, dont l'ampleur est insoupçonnée aujourd'hui.
Marx et Engels, Critique
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